Mise en lumière par les auteurs romantiques, la montagne devient au 19e siècle le théâtre de tous les exploits. À l’heure de sa conquête, elle brille de mille feux, inspire les poètes comme les alpinistes. Jusqu’au jour où l’homme, repu de sa bravoure, s’aperçoit que les sommets conduisent au repos qu’il espérait tant. Trop tard, peut-être, l’avenir nous le dira. Dans ce troisième et dernier volet, je vous emmène à la découverte des Alpes dans la littérature de l’âge d’or de l’alpinisme à nos jours tourmentés.
Les récits d’ascension : les alpinistes à la conquête de la littérature
À l’âge d’or de l’alpinisme, la montagne, lieu désormais reconnu de la contemplation, devient terre d’exploration. Le célèbre alpiniste Walter Bonatti écrit ainsi dans ses mémoires Montagnes d’une vie : « Je sentais que j’aimais la montagne pour ses paysages solennels, pour les luttes engagées avec les sommets, pour les émotions et les souvenirs qu’elles procurent ; mais peut-être l’aimais-je plus encore pour ce sentiment de liberté et de joie de vivre que je ne parvenais à éprouver que là-haut ». Les récits d’ascension des pionniers de l’alpinisme offrent une vision nouvelle des sommets, fondée sur leur expérience heureuse ou malheureuse, mais toujours unique, de la haute montagne.
La technique et la science occupent tout d’abord le devant de la scène. Dès la fin du 18e siècle, Horace Bénédict de Saussure décrit ainsi avec rigueur ses expéditions en montagne dans Voyages dans les Alpes. Source d’inspiration pour les futurs alpinistes, son ouvrage joue un rôle essentiel dans le développement de la géologie alpine. Mais, malgré les réticences des clubs alpins attachés au savoir-faire plus qu’à l’art des mots, les récits d’ascension prennent vite leur envol. Revêtant leurs habits de héros, les alpinistes deviennent auteurs de véritables épopées qui emportent le lecteur jusqu’aux cimes les plus élevées. À travers les dangers, au péril de nos vies, nous voilà au cœur dans l’aventure, vibrant de peur et d’émotion aux côtés des grimpeurs intrépides.
En 1886, Émile Javelle nous fait revivre ses Souvenirs d’un alpiniste. Avec une éloquence rare mêlée de passion, il nous transporte au sommet du Cervin, du Weisshorn, du Tour Noir ou de l’Aiguille d’Argentière. Songeant tout là-haut aux mystères de la vie, il nous transmet sa flamme et son amour des hauteurs. Son œuvre résonne comme une ode à l’alpinisme. Gaston Rébuffat a lui aussi marqué la littérature alpine par ses œuvres poétiques. Étoiles et tempêtes, paru en 1954, ou Entre terre et ciel, publié en 1962, invitent au voyage autant qu’à la rêverie. Pour cet artiste des montagnes, chaque ascension est un dialogue avec la nature pour mieux comprendre l’essentiel. L’alpiniste devient alors troubadour en quête d’absolu, de puissance et de grâce. Car la montagne est tout pour lui. Elle est sa muse suprême, son ambition ultime, le souffle qui l’exhorte à toujours avancer. L’alpiniste consacre sa vie à la montagne, comme le conte Lionel Terray en 1961 dans son livre Les conquérants de l’inutile.
Les récits d’ascension racontent aussi l’histoire d’une beauté fatale qui attire ses proies pour mieux les condamner. Les alpinistes ne tiennent pas leurs lecteurs à l’écart des périls encourus en haute montagne. Et nous voilà alors témoins de drames effroyables. Dans son livre Escalades dans les Alpes, paru en 1873, Edward Whymper relate notamment la tragédie que ses compagnons et lui ont vécue lors de la première ascension du Cervin en 1865. Confronté aux éléments et à la montagne, l’homme fait face à ses limites. Et même lorsqu’il remporte une victoire, l’abîme plane sur lui jusqu’au dernier sillon qu’il trace sur la roche.
L’intrigue s’enrichissant du malheur et de l’adversité, les récits d’ascension se transforment parfois en véritables romans. Dans Premier de Cordée, publié en 1941, Roger Frison-Roche met en scène les Alpes dans une fiction criante de vérité. À la cime des Drus, l’angoisse est à son comble. Les drames se succèdent, plaçant l’homme face à une montagne « impavide et souveraine ». Comment peut-on lutter contre sa cruauté ? Comment s’opposer à sa terrible sentence ? Les Alpes inspirent à la littérature des histoires bouleversantes qui par une ardeur dévorante conduisent l’homme jusqu’à son dernier souffle. À travers leurs récits d’ascension, les alpinistes ont conquis le monde après avoir vaincu les cimes. Qu’advient-il alors de cet élan vital à l’heure où s’ouvre l’ère de la modernité ?
Les Alpes dans la littérature : Une critique acerbe du tourisme bourgeois
Au 19e siècle, décidément crucial dans l’histoire des Alpes, les vacanciers découvrent les joies de la montagne. Face à l’afflux des touristes bourgeois, l’esprit des montagnards laisse place aux mœurs de la ville. La fièvre de l’argent balaie tout à coup la soif de vivre en communion avec la nature. L’industrie du tourisme bafoue l’héroïsme et la contemplation. Loin d’une terre inexplorée sur laquelle on s’aventure, loin d’un royaume inaccessible, d’une quête éternelle, la montagne devient un repaire de médiocrité. Les écrivains s’emparent alors des travers du tourisme pour défendre les Alpes qu’ils ont tant admirées.
Dans son recueil de lettres En voyage. Alpes et Pyrénées, publié à titre posthume en 1890, Victor Hugo alerte le lecteur sur les méfaits du tourisme de montagne. Il déplore le développement des infrastructures qui menacent la beauté sauvage du mont Pilate, emblème de Lucerne, craignant qu’il ne devienne une « cathédrale badigeonnée ». Le sort du mont Rigi l’attriste plus encore : il n’a, selon lui, « des escarpements que ce qu’il en faut aux bourgeois, et se couvre tous les jours d’une peuplade de visiteurs ». Ce maître du romantisme, que la montagne inspire, pure et majestueuse, nous livre ici un témoignage précieux sur l’évolution des Alpes.
La critique virulente formulée par John Ruskin, écrivain passionné de la haute montagne, fait écho à celle de Victor Hugo. Dans son œuvre Sésame et les Lys, parue en 1865, l’écrivain condamne les inventeurs du tourisme moderne : « vous avez fait des champs de courses avec les cathédrales de la terre. Votre unique conception du plaisir est de rouler dans des wagons de chemins de fer autour de leurs nefs et de prendre vos repas sur leurs autels. »
Aux critiques acerbes, les écrivains préfèrent parfois la satire et l’humour. En 1860, Eugène Labiche et Édouard Martin mettent ainsi en scène Le Voyage de monsieur Perrichon. La comédie se moque des touristes ingénus qui prétendent à l’extase sans saisir pourtant la vérité des Alpes. Dans son roman Tartarin sur les Alpes, paru en 1885, Alphonse Daudet nargue lui aussi le touriste distrait pour qui la montagne n’est qu’un simple décor. Au fil du récit, un gouffre s’ouvre entre l’insouciance des vacanciers et les splendeurs de la montagne. Puis, avec le temps, la critique d’une époque laisse peu à peu place à son acceptation. L’homme a pris d’assaut les Alpes et les a transformées. À lui désormais de veiller sur elles et sur leurs trésors.
La littérature alpine face au dérèglement climatique
John Ruskin en son temps met déjà en garde ses contemporains contre le danger du tourisme et de la pollution sur l’écosystème alpin. Face au recul des glaciers dans le massif du mont Blanc, il craint de voir la montagne se défigurer. La littérature s’empare de ce sujet brûlant et les Alpes deviennent naturellement le symbole des bouleversements que subit la nature. L’illustrateur et auteur de bandes dessinées Jean-Marc Rochette en fait ainsi l’un des sujets majeurs de son œuvre. Dans l’atmosphère saisissante et grandiose de la haute montagne, il évoque une nature fragilisée et les conditions de plus en plus difficiles auxquelles doivent s’adapter la faune et la flore des Alpes.
Chacun de ses récits honore les Alpes comme le dernier bastion d’une nature menacée d’extinction. Dans Ailefroide : Altitude 3 954 en 2018 comme dans Le loup en 2019, l’auteur célèbre la beauté et l’exigence d’une montagne qui ne cède rien à l’homme. Mais, face à la détresse du vivant, aux roches vulnérables et aux glaces ruisselantes, il clame dans ses œuvres l’urgence de préserver les Alpes, devenues de nos jours colosse aux pieds d’argile.
Les Alpes dans la littérature contemporaine : Un retour à la nature
La littérature contemporaine tend à puiser son inspiration aux sources même de la nature. Redonnant aux Alpes leurs lettres de noblesse, les écrivains nous content la montagne comme un être à part entière. Loin du simple ornement et du divertissement. Dans son roman Les huit montagnes, récompensé en 2017 des prix Strega et Médicis, Paolo Cognetti fait l’éloge des sommets comme un refuge propice à la réflexion. C’est au contact de la nature que l’homme retrouve son humanité. « Quel que soit notre destin, il habite les montagnes au-dessus de nos têtes. » L’auteur réitère son message l’année suivante dans son récit autobiographique, Le garçon sauvage. Pour échapper à l’agitation du monde, Paolo Cognetti s’échappe dans les Alpes. Et c’est à la solitude qu’il doit son salut.
Jean-Christophe Rufin s’exerce lui aussi au récit de montagne. Dans son roman Les flammes de pierre, publié en 2021, l’écrivain transcende les limites du consumérisme grâce à la magie des Alpes. Par la force qu’elle dégage et son infinie beauté, la haute montagne révèle les êtres. Marchant dans les pas de Roger Frison-Roche, Jean-Christophe Rufin offre un hymne flamboyant au massif du mont Blanc comme à l’humanité entière : « Elle se dit que la montagne lui apportait exactement tout ce dont la société avait prétendu la délivrer. Elle avait vécu dans un monde qui ne veut plus voir la mort, qui a la douleur en horreur, qui veut réduire l’effort à son maximum, un monde de confort et de protection qui fait des êtres qui le peuplent des victimes plutôt que des héros, des consommateurs plutôt que des créateurs, des esclaves plutôt que des souverains. En venant se perdre dans ces hauteurs, elle avait rencontré des épreuves et peut-être une tragédie mais aussi, et c’était étrange de le sentir en cet instant, l’impression voluptueuse d’être redevenue totalement, irrémédiablement humaine, c’est-à-dire vulnérable et agissante, combative et mortelle. »
Comme un retour aux origines, la montagne renaît enfin éternelle et pure sous la plume de Sylvain Tesson. Diamant brut porté par les vents. À s’en immerger, tout devient limpide. Dans son livre Blanc, en 2022, l’écrivain parcourt les Alpes revêtues de neige. La montagne est à nouveau source de quiétude et miroir de l’âme. Le blanc nous apaise autant qu’il nous éveille. À la vie, aux autres comme à nous-même. « La moindre course dans la montagne dissout le temps, dilate l’espace, refoule l’esprit au fond de soi. Dans la neige, l’éclat abolit la conscience. Avancer importe seul. L’effort efface tout – souvenirs et regrets, désirs et remords. » Seuls face à la montagne, nous voilà de retour au seuil du néant, à la genèse de la vie. Tout est alors de nouveau possible.
C’est ainsi que s’achève notre voyage. Ensemble, nous avons parcouru les grands âges de la littérature, des prémices du romantisme au sommet de sa gloire, pour enfin regagner le présent. Ensemble, nous avons remonté le temps pour découvrir comment les Alpes et la haute montagne ont réussi à conquérir le cœur des poètes et des écrivains. De l’ombre à la lumière et du chaos à la plénitude, la littérature a su offrir à la nature son plus bel écrin. À nous désormais de poursuivre l’histoire. À nous de consacrer notre art à la grandeur des Alpes et à leur mémoire.