Émanant des ténèbres, les Alpes se font jour. Mise en lumière par la littérature romantique, la montagne est sur le point d’ouvrir son cœur à l’homme. Elle s’emporte et rayonne sous la plume lyrique des grands écrivains. Une nouvelle ère commence au royaume céleste. Après avoir exploré la genèse des récits alpins, je vous emmène dans ce deuxième volet à la découverte des Alpes dans la littérature à l’âge d’or du romantisme.
Les Alpes dans la littérature : À l’âge d’or du romantisme
Au 19e siècle, le mouvement romantique prend son envol. D’un royaume menaçant, les Alpes deviennent le lieu du sublime. Leurs cimes vertigineuses et leurs glaces éternelles transcendent l’épouvante pour incarner la grâce. La grandeur d’âme et l’absolue beauté. Dans son roman Oberman, paru en 1804, Étienne Pivert de Senancour évoque la montagne comme un lieu de recueil, loin des tourments du monde. Précurseur du récit d’ascension, l’auteur nous guide avec une précision inédite le long des crêtes des Dents du Midi. De Saint-Maurice, il rejoint seul le pied du massif, à 2500 mètres d’altitude. Au fil de ses mots, il nous transmet sa joie et ses pensées rêveuses. Et à la nuit tombée, il décrit l’horizon qui s’ouvre devant lui : « L’air est froid, le vent a cessé avec la lumière du soir ; il ne reste que la lueur des neiges antiques, et la chute des eaux dont le bruissement sauvage, en s’élevant des abîmes, semble ajouter à la permanence silencieuse des hautes cimes, et des glaciers, et de la nuit. »
Lord Byron, lui aussi, rend hommage à la toute-puissance de la haute montagne : « Au-dessus de ma tête / Sont les Alpes, séjour qu’habite la tempête ; / Palais de la nature, immenses arsenaux / Dont les vastes remparts élèvent leurs créneaux, / Leurs blanchâtres sommets, au-dessus des nuages, / Où viennent se briser la foudre et les orages ; / Voûtes, trônes de glace et de l’éternité, / Où roule l’avalanche et l’éclair indompté ! / Tout ce qui frappe l’âme, agrandit sa puissance, / Sur ces vastes hauteurs semble prendre naissance, / Comme pour indiquer à quel point les humains, / Comparés à ces monts, sont orgueilleux et vains. » (Le Pèlerinage de Childe-Harold, chant III, LXII, 1816. Traduction en vers par Georges Pauthier en 1828) Poète emblématique de l’ère romantique, il entrevoit les Alpes comme un havre de paix.
Dans le livre VI de son poème Le prélude, publié en 1805, William Wordsworth énonce, quant à lui, un duel primordial : l’humilité de l’homme face à l’immensité. Une nature indomptable contre laquelle on ne peut rien. Mais, si la montagne nous dépasse, ne pouvons-nous vraiment pas nous élever jusqu’à elle ? Dans son poème Mont Blanc, en 1817, Percy Bysshe Shelley trouve dans la contemplation le moyen pour l’homme de s’unir au grandiose. En haute montagne s’ouvre alors une parenthèse d’éternité au cœur de sa vie fugace. Alphonse de Lamartine envisage également la nature farouche comme le miroir de nos états d’âme. Dans son poème Jocelyn, en 1836, l’ardeur de l’amour fait écho à la splendeur impétueuse des Alpes du Dauphiné. Dans la montagne, éblouissante et implacable, réside l’essence même de la vie. C’est ainsi que le philosophe et écrivain Friedrich Nietzsche conçoit les hauteurs comme la métaphore de l’élévation spirituelle et du dépassement de soi. Lorsqu’il écrit, à Sils-Maria, son célèbre ouvrage Ainsi parlait Zarathoustra, il puise son inspiration dans la grandeur des Alpes suisses, considérant alors qu’affronter ses souffrances lors d’une ascension permet d’accéder à la sérénité : « Celui qui gravit les plus hautes montagnes, celui-là se rit de toutes les tragédies, qu’elles soient réelles ou non. »
Les Alpes dans la littérature : Quand le poète se fait peintre
Sous la plume des poètes romantiques, les Alpes ont revêtu leurs habits de lumière. Source de quiétude, elles inspirent aussi aux écrivains des descriptions hautes en couleur. Lorsque Guy de Maupassant évoque la Dent Blanche, dans sa nouvelle L’Auberge en 1886, deux mots lui suffisent pour en brosser le portrait. Grâce au talent de l’auteur, cette montagne des Alpes suisses se métamorphose en une « monstrueuse coquette » et chacun imagine aussitôt la silhouette de la créature.
Au temps de l’impressionnisme, Théophile Gautier dépeint les montagnes avec un œil de coloriste. Dans le chapitre II de son récit Vacances du lundi. Tableaux de montagne, paru en 1881, voyez comme les glaciers sont mis en lumière : « gris de perle, lilas, fumée de cigare, rose de Chine, violet d’améthyste… un bleu idéal, qui n’est ni le bleu du ciel, ni celui de l’eau, qui est le bleu de la glace. » Par la magie des mots, il nous mène dans un monde aux mille merveilles. Tout en nuances, il met à l’honneur la beauté picturale du Cervin au lever du jour : « Le ciel d’une sérénité glaciale avait des teintes d’acier bleui, comme un ciel polaire, et sur le bord il était dentelé bizarrement par les silhouettes sombres des montagnes formant le cercle de l’horizon. Au-dessus de ces découpures jaillissait le pic gigantesque du Cervin, avec un élancement désespéré, comme s’il voulait atteindre et percer la voûte bleue. » Il le sait, la montagne porte en elle le chaos, mais sa beauté nous subjugue, son envergure nous fascine. Et nous voilà de ceux qui en seront à jamais amoureux.
Les Alpes dans la littérature : Aux confins du romantisme et de l’ignorance
Alors que la littérature romantique entonne un hymne à la montagne, un écrivain explore une voie contraire. Dans son Voyage au mont Blanc, François-René de Chateaubriand se sent ainsi écrasé sous le poids des hauts sommets de Chamonix. Il manque de recul pour admirer le paysage et accuse les Alpes de lui faire ressentir toute sa petitesse. La démesure des montagnes blesse dans son récit l’orgueil des hommes. Elles en deviennent laides sous sa plume virulente. Il compare la mer de Glace à des « carrières de chaux et de plâtre ». Se sentant pris au piège au « fond d’un entonnoir », il déplore que les sommets « noircissent tout ce qui les environne, et jusqu’au ciel, dont elles rembrunissent l’azur. »
Mais, finalement, ne doit-on pas affronter les cimes pour en apprécier l’éclat ? Rien ne vaut la rencontre pour se découvrir. Car la beauté de la montagne est à ce point inconcevable qu’on ne peut la saisir qu’en la gravissant. C’est au contact de ses flancs qu’elle se révèle à l’homme. Lorsqu’Alfred de Musset écrit ainsi en 1829 son poème Au Yung-Frau, c’est uniquement le nom de la montagne qui l’inspire. La Jungfrau, ou « jeune fille », s’inscrit dans l’art de la métaphore. Mais, l’auteur est bien loin de traduire dans ses vers l’essence pure et éternelle des sommets alpins.
Stendhal en témoigne dans Mémoires d’un touriste, paru en 1838. « Nous sommes au milieu des plus grandes Alpes, mais […] précisément parce que j’ai beaucoup admiré […], je n’ai plus la force d’écrire et de penser. Il ne me vient que des superlatifs sans grâce, qui ne peignent rien à qui n’a pas vu, et qui révoltent le lecteur homme de goût. » Il faut se mesurer à la montagne pour la célébrer. Et seuls ceux qui ont fait l’expérience de sa souveraineté peuvent désormais en tracer le portrait.
L’heure est alors venue de laisser la plume aux plus grands alpinistes. Ivres d’aventures et de nouveaux défis, ils bravent la montagne en quête d’absolu et de vérité. C’est ainsi que s’ouvre le troisième volet de notre aventure littéraire en haute montagne.