Sentez-vous flotter dans l’air ce parfum enivrant des grandes aventures ? En cette fin avril, le printemps renaît et les montagnes s’ouvrent de nouveau à la vie. Leur appel se fait plus pressant et je rêve d’arpenter de nouveau leurs flancs vertigineux. Cette fois, le Valais laisse place au massif des Écrins, sauvage et reculé. Cette fois, je m’apprête à réaliser l’ascension de la Barre des Écrins et du Dôme de neige. À plus de 4000 mètres d’altitude, cette traversée marque l’heure de nos retrouvailles. Le début d’une saison alpine que je rêve des plus belles et des plus audacieuses.
La vallée de la Vallouise : Aux portes du Parc national des Écrins
Avril 2024. Johann Filliez, mon guide, s’est lancé cette année un défi incroyable : parcourir l’intégralité des 4000 des Alpes pour fêter ses 40 ans. Il se prépare à gravir le Dôme et la Barre des Écrins. Pourquoi alors ne pas me joindre à lui ? La course est réputée facile et les prévisions annoncent deux jours de beau temps sur les Alpes françaises. Je me suis entraîné tout l’hiver pour retrouver la montagne au meilleur de ma forme. J’ai marché, j’ai couru, mais j’ai négligé, il est vrai, mon équipement de ski. Or, la montagne est blanche en cette fin d’hiver. Je pars alors m’acheter du matériel neuf, je le teste et je pars sans trop savoir ce qui m’attend là-bas. Dans le massif des Écrins tout comme à l’autre bout du monde.
Je rejoins Johann aux portes du parc national des Écrins, au cœur de la vallée de la Vallouise. Cette nuit, notre van sera notre refuge. Nous dormons quelques heures avant de nous régaler d’une pizza succulente au lever du jour. Qui d’autre que nous parvient à digérer pareille nourriture à une heure si précoce ? Je l’ignore mais, une chose est sûre, nous sommes heureux. De ces bonheurs simples qui donnent à la vie toute sa saveur.
En regardant les sommets, la peur me gagne toutefois. Un vent fort souffle en altitude, la neige vole sur les crêtes rocheuses. La traversée s’annonce glaciale. Dans ces conditions extrêmes, pourra-t-on venir à bout de cette ascension ? J’en doute fort et mes pensées, usantes et inutiles, menacent de nuire à ma motivation. J’ai beau savoir que le parcours est simple, j’ai beau savoir qu’il ne faut penser qu’à l’instant présent. Envisager la montagne pas à pas, se concentrer sur l’essentiel. Malgré tout, j’appréhende les effets de l’altitude sur mes capacités physiques. Comme chaque année, je dois m’acclimater à la haute montagne et cette étape me semble toujours insurmontable. Je garde tout de même confiance car je sais que Johann est à mes côtés et que nous ne serons pas les seuls aujourd’hui sur la voie des Écrins. Le parking accueille déjà de nombreuses voitures et cela me rassure.
Ascension dans le massif des Écrins : Du Pré de Madame Carle au Glacier Blanc
Nous chaussons nos skis de randonnée pour traverser le Pré de Madame Carle, encore sous la neige, et accéder ainsi au merveilleux parc national des Écrins. Objectif du jour : rejoindre le refuge des Écrins, à 3170 mètres d’altitude. La marche nous réchauffe et, dès que le soleil pointe, la température monte. Au-dessus du Pré de Madame Carle, nous poursuivons notre avancée. Là où la neige s’est envolée, nous marchons, les skis sur le dos. Arrivés devant le lac de Tuckett, gelé par l’hiver, nous contemplons le paysage. Derrière nous, le mont Pelvoux domine les Alpes, colosse lui aussi du massif des Écrins.
Sous un ciel magnifique, nous entamons alors la traversée du splendide Glacier Blanc. Victime silencieuse du dérèglement climatique, il souffre et il recule irrémédiablement. Nous ne l’apercevons qu’en arrivant au-dessus du refuge du Glacier Blanc tant il a régressé ces dernières années. Il nous faut alors enfiler notre baudrier pour assurer notre protection face aux dangers de ses crevasses recouvertes par la neige ? Le glacier est lisse, il est immaculé et les premiers pas que je fais sur son épaisse carapace me procurent une émotion unique. Pouvoir ainsi fouler l’un des plus beaux géants de glace millénaire est un immense privilège et je remercie la nature de m’avoir offert là un souvenir impérissable.
Au creux d’un virage, le Glacier Blanc nous guide vers le Dôme des neiges et la Barre des Écrins. Splendeur de gneiss aux reflets opalins, la montagne se révèle, sublimée par le bleu profond du ciel. Je savais qu’en prenant de l’altitude, le paysage allait s’ouvrir. L’apparition des hauts sommets était imminente et je la guettais. Mais, alors que le massif s’impose soudain à nous, prenant de l’envergure à chacun de nos pas, mon cœur s’emballe. Tant de beauté en quelques crêtes, tant de grandeur pour un regard, j’en suis bouleversé.
Le refuge des Écrins : Au pied de la Barre des Écrins et du Dôme de neige
L’âme rêveuse, je m’aperçois que nous arrivons au refuge des Écrins, notre destination. Profitant d’une vue imprenable sur la Barre des Écrins, nous soufflons enfin. Après 4 h 30 d’un voyage au cœur d’un monde cristallin, nous prenons une pause. Nous sommes accueillis par Damien Haxaire, le gardien de la cabane depuis de longues années. Amoureux de la bonne cuisine, il nous prépare une omelette extraordinaire. Gourmande et savoureuse, elle fond dans la bouche. Le bonheur à l’état pur. Plus l’effort fourni est intense, plus la nourriture paraît goûteuse. Les mots de Sylvain Tesson prononcés à La Grande librairie me reviennent alors en mémoire : « Quand vous ferez un festin dans une grotte et qu’il vous aura fallu dix heures de marche harassante pour l’atteindre, ce sera un festin de roi. […] Le feu de bois quand vous avez eu froid est un luxe inouï. Donnez-moi tous les champagnes du monde, […] cela ne remplacera jamais le verre d’eau que je boirai quand j’aurai soif. Le seul hôtel cinq étoiles, c’est le bivouac au sec quand vous avez eu de la pluie toute la journée. »
Avec notre repas, nous buvons beaucoup d’eau et des boissons sucrées pour retrouver un peu de notre énergie. Puis, une fois rassasié, je mets mes vêtements à sécher au soleil et nous nous reposons. Le confort du refuge est rudimentaire et quand le vent s’affole, il s’engouffre aisément à travers les fenêtres. Cette nuit, il fera – 17 °C. Le gardien nous en informe car ici, aucun réseau ne franchit les sommets. Alors, malgré la sobriété des lieux, nous sommes heureux d’être là, bien à l’abri du froid glacial des hauteurs.
Au coucher du soleil, je contemple le panorama sur le Glacier Blanc. La nuit s’empare des Alpes, de l’azur argenté au bleu le plus sombre, comme les nuances des âges de la vie. Le silence envahit ce havre de paix, le parc des Écrins préservé par les hommes. Et j’entrevois une dernière fois la montagne à l’horizon qui s’élance vers le ciel comme une ode vibrante à la beauté du monde.
Ascension de la Barre des Écrins et du Dôme de neige : splendeurs et dangers de la haute montagne
Après une nuit réparatrice, nous prenons le petit-déjeuner à 5 heures pour quitter le refuge à 6 heures. Commence alors notre ascension de la Barre des Écrins. Nous poursuivons tout d’abord notre traversée du Glacier Blanc. Au fil de notre avancée, la neige crisse sous nos skis. L’aube se fait jour et des tons roses, la lumière se voile d’or avant de prendre tout son éclat. Nous arrivons bientôt au pied de la montagne, où 900 mètres de dénivelé nous attendent. Même si elle est cotée facile, cette ascension présente des risques objectifs. Pendant toute la montée, nous sommes exposés aux chutes de séracs. Et sous la Barre, les rochers peuvent à leur tour se décrocher. Il nous faut donc rester concentrés. La neige est gelée et je suis mal à l’aise sur mes skis. Mais, plus je m’élève et plus ma technique s’améliore.
Derrière nous, le paysage est fabuleux. J’aperçois le Cervin trôner à l’horizon. Sous mes yeux défilent les crêtes du Täschhorn au Dom des Mischabel, cette traversée inoubliable que j’ai eu la chance de réaliser l’an dernier. Les plus hautes montagnes du Valais semblent nous saluer, tout comme le mont Blanc. Le spectacle est grandiose.
Mais, plus nous nous élevons et plus l’altitude m’oppresse. Ma respiration devient pesante, mon énergie menace de fuir. J’ai l’impression désagréable de ne plus avancer. Sans vigueur physique, la force du mental s’évapore, les pensées se troublent, les idées tournent au ralenti. C’est là que nous devons nous raccrocher à notre objectif. Il nous tient et, quoi qu’il arrive, cette ambition en tête, nous nous surpassons. Parce que la réussite n’est pas une option, elle est nécessaire. Alors, l’ascension devient un combat contre nous-même. À nous de parvenir à réinventer nos souffrances pour qu’au cœur de l’épreuve nous prenions du plaisir.
Ascension de la Barre des Écrins et du Dôme de neige : À plus de 4000 mètres dans les Alpes françaises
Nous arrivons sous la Barre des Écrins quand les premières cordées atteignent ses crêtes. Je suis heureux de pouvoir enfin déposer mes skis pour chausser mes crampons. Après avoir gravi un couloir enneigé, nous escaladons l’arête rocheuse en direction du sommet. En réalisant l’ascension du Pic Lory, je me sens plus léger. Il nous faut rester fluides, enchaîner les mouvements courts. Grâce au professionnalisme de Johann, nous avançons vite et finissons par dépasser toutes les autres cordées. Au sommet du Pic Lory, l’arête devant nous s’élance, majestueuse et gigantesque. En l’empruntant, je retrouve enfin les sensations exaltantes de nos ascensions estivales. Jusqu’au sommet, je me réjouis, heureux de me sentir enfin au plus près des cimes prodigieuses qui font battre mon cœur.
Enfin arrivé au sommet de la Barre des Écrins, je salue sa croix, gardienne des lieux. Puis, aux côtés de Johann, je m’émerveille face à la vue qui s’offre à nous. Les Alpes valaisannes éblouissantes sous la neige. J’envoie un message à ma compagne pour lui annoncer que nous avons réussi. Mais l’heure n’est déjà plus à la contemplation. Il nous faut poursuivre notre route le plus rapidement possible. Face au vent glacial qui s’abat sur nous, nous devons bouger. Le mouvement devient question de survie.
Alors, après quelques minutes seulement au sommet de la Barre des Écrins, nous redescendons son arête avant d’emprunter la brèche Lory en rappel. Et je reconnais là le courage de Johann qui a transporté pendant toute notre course 60 mètres de corde qui ne nous ont servi que pour franchir ce passage. Une heure s’est écoulée depuis notre départ du sommet de la Barre des Écrins quand nous atteignons la cime du Dôme de neige des Écrins. Je suis éreinté, essoufflé et mes doigts sont raidis par le froid. Je me réchauffe alors avec quelques gorgées de thé emporté dans mon thermos avant de repartir.
Le massif des Écrins : descente à ski du Dôme de neige à la vallée de la Vallouise
Le moment est alors venu de chausser nos skis. Nous ôtons nos crampons, nous détachons les peaux de phoque et les couteaux de nos skis avant de les fixer à nos chaussures. Depuis les premières heures de notre aventure, je redoute cet instant. Le ski est pour moi un moyen de découvrir des endroits inaccessibles, mais ce que j’aime, c’est monter. Faire du ski de randonnée au cœur de paysages incroyables. Je pratique très peu le ski de piste et les descentes me mettent mal à l’aise.
L’heure n’est cependant plus aux hésitations et je m’élance dans la neige. Très vite, tout s’efface. Les doutes s’estompent, je ne pense plus ni au froid ni à la qualité de la neige. Je descends et mon esprit se libère de toute contrainte. Au milieu des séracs, je me concentre sur chaque virage et Johann m’aide à anticiper les boucles suivantes. Je gagne en confiance, je goûte l’instant. Et vers la fin de la descente, je retrouve la neige que j’aime, ce duvet de printemps si doux et agréable à sillonner.
Sans réaliser vraiment que le voyage vient de s’achever, nous retrouvons le parking et la vallée de la Vallouise. Je suis heureux d’avoir commencé cette saison alpine par l’ascension de la Barre des Écrins et du Dôme de neige. Deux sommets légendaires de plus de 4000 mètres d’altitude. Deux de plus. Portant un dernier regard à ces montagnes somptueuses, pics de gneiss bardés de séracs, je quitte les Alpes françaises le sourire aux lèvres. Ce printemps commence décidément sous les meilleurs auspices.