J’ai tant de fois photographié le Piz Bernina et sa magnifique arête, la Biancograt. Mais, aujourd’hui vient l’heure de notre rencontre. Aux côtés de mon guide, Johann Filliez, je rejoins les Grisons, dans les Alpes suisses. Ensemble, nous partons pour une traversée grandiose à la rencontre des sommets de la Bernina. Ensemble, nous nous apprêtons à réaliser l’ascension du Piz Bernina par la Biancograt avant de redescendre vers Diavolezza.
Ascension du Piz Bernina par la Biancograt : De Pontresina à la cabane de Tschierva
Juillet 2024. Le ciel tourmenté tient les sommets du Valais à l’écart des hommes. Alors, Johann et moi décidons de rejoindre les Alpes orientales et le canton des Grisons. Tout là-bas nous attend l’une de nos traversées les plus audacieuses. Notre matériel sur le dos, nous prenons le train à 5 h du matin pour atteindre Pontresina vers 13 h. À notre arrivée, nos jambes pressées de se dégourdir sont rappelées à l’ordre par notre estomac qui crie famine. Nous nous arrêtons donc sur le bord du chemin dans une pizzeria pour prendre des forces avant de rejoindre le val Roseg.
Le long de l’Ova da Roseg, nous avançons sous le regard des premières montagnes de la Bernina, du Piz Chalchagn au Piz Tschierva. Le vallon nous conduit jusqu’à la cabane de Tschierva, située à 2583 m d’altitude, au pied du Vadret da Tschierva. Face à nous, le glacier n’est plus que l’ombre de lui-même. De ce fleuve de glace autrefois gigantesque, il ne reste aujourd’hui que de sombres vestiges. Un éboulement s’est récemment produit sur le Piz Scerscen, recouvrant de roche les lambeaux de glace déjà fragilisés par le réchauffement climatique. Triste paysage. Une désolation.
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À la cabane de Tschierva, nous réglons les derniers détails de notre voyage. Il s’étendra sur deux jours, le premier pour gravir le Piz Bernina et le second pour atteindre le Piz Palü. Mais, pendant le dîner, nous apprenons que le refuge Marco e Rosa affiche complet le lendemain. Nous ne pourrons pas y passer la nuit ! Deux options s’offrent alors à nous : rejoindre la vallée par le Vadret da Morteratsch, réputé pour ses redoutables crevasses, ou parcourir 700 m de dénivelé pour redescendre jusqu’au refuge Marinelli. Ces perspectives n’ont rien de très réjouissant. C’est alors qu’une idée un peu folle me vient en tête : pourquoi ne pas effectuer notre traversée de la Bernina en une seule journée ? Devant ma détermination et mon enthousiasme, Johann accepte de relever le défi. Pour être en forme le lendemain, nous allons donc nous coucher. Une très longue journée nous attend !
Traversée de la Bernina : Du Vadret da Tschierva au Fuorcla Prievlusa
Nous nous levons à 1 h 45, une heure avant les autres alpinistes. Nous déjeunons aux côtés d’un couple qui envisage lui aussi de réaliser la traversée de la Bernina dans la journée. Nous ne serons donc pas seuls : c’est une bonne nouvelle ! Je me régale d’un bircher muesli et de deux tartines beurrées avant de m’équiper pour le départ.
À 2 h 30, nous nous lançons dans la nuit noire en direction du Fuorcla Prievlusa. Au pied du glacier de Tschierva, nous nous encordons et chaussons les crampons. Il y a si peu de lumière que nous peinons parfois à trouver le chemin à la seule lueur de nos lampes frontales. Mais, Johann suit son instinct de guide et nous progressons finalement assez rapidement. Toute la nuit, il a neigé et il neigeote encore. Mais j’ai bon espoir que le ciel s’éclaire parce que plus j’avance, plus je vois les étoiles disperser la brume.
En arrivant au pied du col, nous nous attendons à trouver des échelles. Mais, en ce début de saison, la neige a entièrement recouvert la roche, nous ouvrant ainsi une voie royale jusqu’au Fuorcla Prievlusa. Devant nous, le couple d’alpinistes qui nous accompagne dans cette ascension fait la trace. Et lorsque nous atteignons le col, nous sommes heureux de les retrouver. Ensemble, nous admirons l’aube se lever. La montagne s’éveille vêtue de teintes féériques. Nous profitons de cet instant précieux sous le regard du Piz Prievlus. Puis, il nous faut déjà partir. Ce n’est que le début d’une longue aventure !
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Ascension du Piz Bernina par la Biancograt : Du Fuorcla Prievlusa au Pizzo Bianco
Du Fuorcla Prievlusa, nous empruntons la voie rocheuse qui nous mène à la Biancograt. Sous nos pas, la diorite est givrée. Et tout autour de nous, la montagne est baignée d’une lumière dorée. Alors, je m’arrête pour photographier ces Alpes blanchies par les vents d’été que j’aime plus que tout. Plus nous nous élevons, plus la Biancograt et le Pizzo Bianco nous dévoilent leurs lignes. Mon rêve ne se trouve plus qu’à quelques pas de là et je n’ose y croire. Je suis si heureux d’être tout là-haut !
Vient alors le moment de fouler la Biancograt . Cette arête mythique à laquelle j’ai dédié tant de fois mon art ! Je pose sur elle mes premiers pas et mon cœur bat si fort. Mais, très vite, le ciel me ramène à la réalité. Sur l’arête, un vent glacial nous frappe de plein fouet. Nous nous couvrons davantage et nous avançons. Surtout, ne pas nous arrêter, garder le rythme quoi qu’il en coûte, ne penser qu’à marcher, un pas après l’autre. Par-delà l’ombre et la lumière, au-delà de toute sensation, nous n’avons plus qu’un objectif : réaliser l’ascension du Biancograt jusqu’au sommet du Pizzo Bianco.
Quand arrive l’issue de cette traversée, nous réussissons à nous mettre à l’abri du vent pendant quelques minutes. Pour reprendre notre souffle et nous réchauffer un peu. Nous mesurons alors le chemin parcouru et notre chance inestimable. De là-haut, nous apercevons le sommet du Piz Bernina et la traversée qui nous attend déjà. La montagne paraît si proche et pourtant infranchissable. Alors, le vent nous rappelle à l’ordre : nous devons poursuivre notre route au fil des crêtes de la Bernina.
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Traversée des sommets de la Bernina : Du Pizzo Bianco au Piz Bernina
Sur l’arête qui mène du Pizzo Bianco au Piz Bernina, les rappels succèdent à l’escalade et je remercie le ciel d’être assuré par Johann tant la roche est enneigée. Sur ces derniers mètres, la montagne est si pure et sauvage que j’ai l’impression que les vents m’ont conduit dans l’Himalaya. Jamais je n’aurais cru vivre un si beau moment ! Laisser mon empreinte à l’endroit même que j’ai immortalisé d’innombrables fois. Comme si je pénétrais au cœur de mes photographies. Comme si je devenais acteur de mes propres créations. Comme si enfin je ne faisais qu’un avec l’une des montagnes les plus belles des Alpes.
Il est 9 h quand Johann et moi atteignons le sommet du Piz Bernina. À 4048 m d’altitude, le vent souffle fort. Nous nous réfugions alors à l’abri du froid pour prendre une pause. Je sors de ma poche quatre tranches de fromage sur lesquelles j’avais fait main basse au petit-déjeuner. Je savoure ce moment de plaisir absolu. Le fromage qui fond dans la bouche comme un péché mignon aux portes du ciel. Là-haut, la vie redevient brute, primitive, et l’on se réjouit des bonheurs simples. Nous profitons d’une vue incroyable sur les plus hauts sommets des Alpes et, face à nous, le Piz Zupo et le Piz Argient paraissent saluer notre expédition.
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Traversée des montagnes de la Bernina : Du refuge Marco e Rosa au Piz Palü
Nous redescendons ensuite vers La Spedla. Sur l’arête rocheuse, mes genoux me font souffrir. Nous évoluons maintenant en haute montagne depuis plus de 7 heures et la fatigue commence à se faire sentir. Vers 10 h 30, nous atteignons la cabane Marco e Rosa. Je suis épuisé. Une terrible migraine dissipe soudain mon enthousiasme. Il reste encore tant de kilomètres à parcourir pour rejoindre le Piz Palü et Diavolezza ! Je n’ai plus le courage de continuer. À cet instant, la tentation est grande d’écourter notre traversée en redescendant par le glacier de Morteratsch. Mais, Johann me relève et me revigore. Alors, nous dévorons avec appétit nos pâtes au pesto. Il n’y a rien de meilleur en haute montagne ! L’estomac rempli et du baume au cœur, nous nous sentons de nouveau d’attaque pour mener à bien notre traversée.
Du refuge Marco e Rosa, nous rejoignons les Terrasses de Bellavista. Sous l’arête Bellavista, nous progressons à un rythme régulier en luttant toujours contre un vent glacial. De crevasses en séracs, nous arrivons au Fuorcla Bellavista. Au niveau du col, la tempête fait rage. Les bourrasques se font si violentes qu’elles menacent de nous mettre à terre. Nous parvenons tant bien que mal à résister à leurs assauts. Et dès que nous franchissons le col, les rafales se font moins intenses.
Sur le glacier Altipiano di Fellaria, nous nous enfonçons dans la neige profonde. Puis, nous gravissons le large flanc du Piz Palü en nous protégeant aux mieux des vents cinglants. Au-dessus de nous, la neige virevolte et le ciel siffle. Les éléments s’emportent et nous isolent du monde. J’ai la sensation étrange de marcher sur la lune ou de traverser un désert blanc.
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Ascension de la chaîne de la Bernina : Traversée du Piz Palü
Quand nous atteignons le sommet du Piz Palü, à 3899 m d’altitude, nous soufflons un peu. Mais, notre soulagement est de courte durée ! Face à nous, l’arête qui mène à la seconde pointe du Piz Palü paraît imprenable. Une crête vertigineuse et sauvage tout juste d’être sculptée par les vents furieux. Une voie vierge de toute trace dont le manteau de neige paraît bien instable. Nous devons pourtant nous y confronter. Impossible à ce stade de reculer.
Je progresse un pas après l’autre et la peur au ventre sur cette arête vertigineuse. Je n’ai pas le droit à l’erreur. Autour de moi, le danger guette. Et les vents ne me laissent aucun répit. La nature me soumet à une bien rude épreuve. J’hésite, je suffoque et je peine à avancer. Johann, percevant mes difficultés, décide de passer devant moi pour faire la trace. Je me sens plus léger, je dois bien l’avouer ! Et lorsque nos crampons foulent enfin le second sommet du Piz Palü, nous pouvons respirer. Le plus dur est derrière nous !
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Traversée du massif de la Bernina : Du Piz Palü à Diavolezza
Nous redescendons vers le Fuorcla Pers-Palü sur une neige exceptionnelle. La chaîne de la Bernina paraît ici nous dérouler le tapis blanc comme pour nous saluer une dernière fois. La pente est raide jusqu’au col, mais une trace du matin nous permet d’avancer rapidement. Puis, il nous reste à traverser le Vadret Pers et ses nombreuses crevasses pour rejoindre Diavolezza. Sur le glacier, nous brassons encore et encore de la neige tant elle est abondante. Et vers 17 h, nous arrivons enfin à destination. Nous avons réussi notre traversée ! Quel soulagement et quel bonheur aussi !
Des hauteurs de Diavolezza, nous embrassons du regard tout notre voyage. Plus de 14 h de marche et d’escalade sur les crêtes de la Bernina, 2439 mètres d’ascension et 18,74 km de course. Une incroyable expédition à travers la neige et la roche glacée. Nous décidons de passer la nuit au refuge Berghaus Diavolezza. La journée a été si intense que, le ventre plein, nous nous endormons très tôt, bercés d’émotions et de souvenirs. Le lendemain matin, Johann et moi rejoignons le val Bernina par le premier téléphérique pour reprendre le train à Pontresina.
Je porte désormais un nouveau regard sur le Piz Bernina et la Biancograt . Un lien profond et charnel m’unit aujourd’hui à ces montagnes des Grisons. Et j’espère nourrir mon art des souvenirs vivaces de cette ascension.