Juin 2023. Je m’apprête à réaliser l’ascension du Rimpfischhorn. La montagne culmine à 4199 mètres d’altitude entre les vallées de Saas Fee et de Zermatt, dans les Alpes valaisannes. Je me lance dans l’aventure sans vraiment savoir où elle va me mener. Quel est donc ce colosse si imposant et pourtant si peu connu ? J’apprends que son nom lui vient de la forme unique de son arête nord. Hérissée de dents sombres, elle est née d’une ancienne coulée de lave surgie de l’océan il y a plusieurs millions d’années. Incroyable force de la nature ! Trésor caché du Valais. Telle une dent de mammouth prête à déchirer le ciel, les plis de ses rochers nous révèlent la richesse de son histoire.
Mon périple commence au fond de la vallée de Täschalp, sauvage et méconnue. Autrefois recouverte de gigantesques glaciers, elle expose aujourd’hui ses moraines comme autant de vestiges de ce lointain passé. Je suis accompagné par mon guide, Johann Filliez, ainsi que par mon ami Alexis et son guide Antoine. La traversée s’annonce sous le signe du partage. Puiser son énergie dans le regard de l’autre, chercher à se dépasser aux côtés de personnes qui nous sont chères. Quelle expérience inoubliable !
Du Cervin au Rimpfischhorn | Surprenantes Alpes valaisannes
La veille, je me trouve sur les pentes du Cervin, heureux de faire une donation de plusieurs de mes œuvres à la cabane du Hörnli. L’installation de mes photographies dure plus longtemps que prévu. Impossible alors d’arriver tôt à la Täschhütte pour pouvoir m’y reposer calmement avant l’ascension du lendemain. J’appelle Johann pour savoir à quelle heure nous devons nous lever. Et là, surprise, il me répond d’un ton très naturel : « À 2 h 30. » « Tu rigoles ? » « Non, non, c’est vrai ! » Une chose est sûre : la nuit promet d’être courte ! Un peu déboussolé, je presse le pas pour arriver vers 20 heures au refuge, à 2701 mètres d’altitude.
À l’approche de la cabane, la montagne m’offre un magnifique camaïeu de couleurs, du vert de la vallée au blanc des hauts sommets. Le Rimpfischhorn semble si proche malgré la distance. Impatient de le gravir, je reprends confiance en moi. Notre objectif était de traverser son arête nord pour rejoindre sa cime. Mais nous suivrons finalement les conseils avisés de Renata, la gardienne de la Täschhütte. Atteindre le sommet pour ensuite parcourir son arête. Elle nous promet qu’ainsi le paysage nous révélera toute sa splendeur. Et que l’ascension du Grand Gendarme, qui se dresse vaillant au bout de l’arête, constituera l’apothéose d’un voyage mémorable.
À l’approche du Rimpfischhorn | De la Täschhütte aux abords du sommet
Jour J. Le réveil sonne à 2 heures du matin. Encore dans le brouillard, je déjeune et je m’équipe. Une longue journée nous attend. Nous quittons la Täschhütte à 3 heures. Il fait encore nuit et la montagne dort. Nous marchons en silence jusqu’à l’Alphubelgletscher. Je suis bouleversé de constater à quel point ce magnifique glacier a régressé en seulement quelques années. Après une montée régulière, il nous faut tout à coup redescendre sur 130 mètres de dénivelé. Plongés dans l’obscurité, cela nous paraît impossible. Concentrés sur nos pas, nous parvenons toutefois à franchir cette étape. Puis, à 4 h 45, nous prenons pied sur le Mellichgletscher, voie royale pour atteindre le col du Rimpfischhorn. Le halo de nos lampes frontales éclaire sa glace somptueuse tandis que le ciel commence à pâlir à l’horizon. Aux premières lueurs du jour, le Rimpfischhorn surgit soudain face à nous. Montagne gigantesque, comme un havre de paix vient à bout de l’obscurité.
Nous marchons d’un pas rapide. De longues heures d’approche nous séparent du sommet. La haute montagne se mérite. Elle exige de l’homme qu’il déploie toutes ses forces et se pare de courage pour avoir une chance de l’atteindre enfin. Des heures de solitude où l’on dialogue avec soi-même. Des heures de marche où l’on fait le point sur sa vie et son rapport au monde. Où notre esprit divague d’images positives en pensées plus sombres. Dualité des sensations à l’image de ce qu’est la montagne, étincelante et obscure, accueillante et implacable. Mon esprit oscille entre la créativité que les sommets m’inspirent et le renoncement que la douleur encourage. Le corps las et les muscles en souffrance, je me demande pourquoi je suis là. Pourquoi cette quête si éprouvante alors que ma famille m’attend en bas ? Pourquoi ce besoin irrépressible de rendre hommage à la montagne, par mon regard et mes photographies, de lui consacrer mon art et ma vie malgré les obstacles et les déchirures ?
Il me faut réagir. Réussir à canaliser mes pensées, à rester concentré sur mes pas, à me focaliser sur mon objectif. Car au fond de moi, je sais pourquoi je suis là. Et cette nécessité qui brûle au fond de moi, ce lien viscéral qui m’unit à la nature, ce besoin de transmettre la beauté des montagnes à travers la photographie d’art, me porte et donne un sens à ma vie. Ces moments d’approche aux abords des sommets sont un moyen de se découvrir, de prendre conscience de ses valeurs et de ses priorités. Pour redescendre ensuite plus grand et meilleur qu’avant. Et, au-delà d’une renaissance, l’ascension des sommets alpins reste avant tout un moment d’intense plaisir et de partage.
Ascension du Rimpfischhorn | À 4199 mètres d’altitude
Derrière nous, les sommets s’enchaînent à l’horizon. Nous quittons peu à peu le monde d’en bas pour rejoindre le royaume des cieux. Face à nous, les crêtes du Rimpfischhorn semblent accueillantes. Illusion des hauteurs. Sur notre chemin, le glacier nous dévoile ses crevasses. Accumulation de glace sur plusieurs milliers d’années. Quel spectacle magnifique et émouvant ! Après plusieurs heures d’approche, nous arrivons enfin au petit col du Rimpfischsattel. Heureux du chemin parcouru et impatients de commencer notre traversée. Après une courte pause, nous décidons d’attaquer l’ascension du sommet. Il est 7 h 15, le ciel est dégagé. Nous grimpons sur 200 mètres de dénivelé. Autour de nous, le paysage est splendide. Dans notre dos, le massif du mont Rose étincelle au soleil. J’aperçois même le Cervin. Les pentes enneigées sont parfois raides, atteignant alors les 45 degrés. Après avoir passé 4 heures à marcher, nous profitons de ce moment de grimpe. J’aime monter au rythme des rochers. On avance, on s’arrête, on prend une pause. L’esprit d’équipe est plus présent qu’à l’approche, et l’expérience plus vivifiante.
Plus nous prenons de la hauteur, plus l’horizon nous révèle de fabuleux reliefs. Jusqu’à cet instant magique où l’on atteint enfin la cime du Rimpfischhorn. À plus de 4000 mètres d’altitude, nous reprenons notre souffle. Heureux d’avoir réalisé cette ascension ensemble. Tout là-haut, la vue est imprenable sur les Alpes suisses. De la Couronne impériale de Zinal jusqu’au mont Blanc, en passant par le Grand Combin : la montagne nous offre un panorama exceptionnel sur le Valais. Mon regard se pose aussi sur le Strahlhorn qui s’élève à proximité. Sa neige douce et veloutée se fond avec le blanc laiteux du ciel. Ses lignes sont pures et ses fissures magnifiques. Comme un coin de paradis perdu aux confins de nos songes.
L’arête nord du Rimpfischhorn | Trésor caché du Valais
Après quelques instants de repos, l’heure est venue de partir à l’assaut de l’arête nord du Rimpfischhorn. Mais en l’apercevant ainsi, sa traversée, qui nous semblait d’en bas plutôt bon enfant, nous apparaît soudain comme une course bien austère. Sa roche noire apparente est parfois recouverte de plaques de neige, alors qu’elle se parcourt normalement quand le rocher est sec. Aucune trace n’est visible pour nous indiquer le chemin. Devant cette arête si peu accueillante, je suis pris de doutes. Est-ce bien raisonnable de s’y aventurer ? Ne vaudrait-il pas mieux faire demi-tour ? L’air inquiet, je regarde Johann. Mais, pour lui, l’affaire est entendue. La traversée est réalisable, alors nous y allons. C’est là que je m’aperçois à quel point la présence d’un guide de haute montagne est précieuse. Seul avec un ami, j’aurais hésité et sans doute reculé. Mais Johann m’aide à me dépasser. Avec lui, le doute laisse place à l’action, en toute sécurité.
Vers 8 heures, nous quittons le sommet du Rimpfischhorn pour un voyage impressionnant le long de son arête. L’aventure commence en rappel. Lorsque mes pieds touchent à nouveau terre, je pars avec Johann en cordée de tête, tandis qu’Alexis et Antoine nous suivent. Nous traversons un à un les gendarmes qui ponctuent la montagne. D’apparence sombre et rigoureuse, cette course se révèle grandiose et sauvage. Illuminée par le soleil, l’arête change de visage. Quelle aventure palpitante ! Imaginez-vous : être les premiers à fouler la roche de cette arête reculée, sans qu’aucun repère ne nous indique la voie à suivre. Découvrir seuls les passages qui nous permettent d’avancer et faire la trace pour les cordées à venir.
L’ascension du grand gendarme | Couronnement de notre traversée
Quand, tout à coup, vient le moment que l’on attendait tous. Couronnement de l’ascension du Rimpfischhorn : la traversée du Grand Gendarme. Ce rocher compact et imposant culmine à 4107 mètres d’altitude et s’escalade en trois longueurs. À chaque étape, Johann grimpe avant de m’assurer et de me faire monter. Après plus de 7 heures d’expédition, nos jambes sont lourdes et la fatigue nous gagne. Face à ce passage clé, le plus difficile à franchir, nous devons rassembler notre énergie et nous recentrer sur notre objectif. Ôtant nos crampons, nous nous imprégnons de l’atmosphère de la montagne, des nouvelles sensations de nos pieds sur les rochers. Puis, il est temps de nous lancer.
Johann nous ouvre la voie. Et mes pensées rendent une nouvelle fois hommage aux guides de haute montagne sans lesquels nous ne pourrions réaliser nos rêves d’alpinisme. Puis, c’est à mon tour de grimper. L’expérience est vertigineuse et me met mal à l’aise. La difficulté technique de ce segment d’escalade n’est pas trop élevée pour moi, mais être suspendu à un baudrier à cette hauteur est contre nature. L’être humain n’a pas été conçu pour réaliser ce genre d’exploit. Mon cœur m’incite à me dépasser alors que mon instinct primaire freine des quatre fers. Mais, à cet instant, je n’ai d’autre choix que d’avancer.
Arrivés au sommet de cet ultime gendarme, nous découvrons l’ensemble de la traversée que nous venons de réaliser. Le Rimpfischhorn en majesté, couronné de tous ses gendarmes au cœur d’un magnifique paysage glaciaire. Quel incroyable périple ! Des souvenirs plein la tête et le regard ébloui par tant de beauté, nous redescendons la pente de neige qui nous mène à l’Allalinpass. Conscients que les difficultés sont derrière nous, nous devons rester concentrés pour ne pas glisser. Car, en montagne, un moment d’inattention peut devenir fatal. Nous atteignons le col peu après 12 h et franchissons la porte du refuge à 14 h 20. Plus de 12 heures d’une odyssée sensationnelle. 1900 mètres de dénivelé positif et négatif. En nous retournant une dernière fois, nous aurions bien aimé revoir la montagne, mais elle s’est éclipsée sous les nuages. Tournant ainsi la page de notre traversée.
En réalisant cette ascension du Rimpfischhorn, je me suis dépassé, physiquement et psychologiquement. Réacclimaté aux sensations alpines, je me sens prêt à poursuivre de nouvelles aventures. Avec un objectif en tête : gravir les 82 sommets de plus de 4000 mètres qui se dressent dans les Alpes. Ce soir, je savoure ma 37e victoire. Des rêves plein le cœur, je m’endors au refuge pour repartir dès le lendemain à la conquête de l’Allalinhorn et de son arête sud.