En ce printemps 2024, les vents furieux ne cèdent rien à la haute montagne. Ils la recouvrent de nuit comme de jour d’une neige épaisse et inconstante, balayant d’un revers nos rêves de conquête. Jusqu’à cette aube du 8 mai où la trêve s’annonce. Une embellie fugace mais tant espérée. Alors, je saisis ma chance, je pars à l’aventure. Aux côtés de mon guide Johann Filliez, je me mets en route vers les plus hauts sommets des Alpes bernoises. À la rencontre des Grosses et Hinterer-Fiescherhorn, du Finsteraarhorn et du Grosses-Grünhorn, à plus de 4000 mètres d’altitude.
Ascension à ski des Grosses et Hinterer-Fiescherhorn : Traversée audacieuse au sommet des Alpes
Le projet est colossal et le défi immense. L’étendue des glaciers qui s’écoulent au pied des Grosses et Hinterer-Fiescherhorn, du Finsteraarhorn et du Grosses-Grünhorn est telle que pour les parcourir en un temps raisonnable, il faut chausser les skis. Mais, la montagne est pour moi source de liberté. J’aime m’y hasarder, ressentir sa roche, éprouver son histoire. Je l’aime indomptable, sauvage et cristalline. Sans contrainte et loin des turbulences du monde. Je n’ai appris à skier qu’à 30 ans et je ne m’entraîne pas assez régulièrement pour devenir meilleur. Alors, plus qu’un autre, je vais devoir me surpasser.
Quatre jours au sommet des Alpes bernoises : ce raid est ambitieux. C’est la première fois que je m’engage dans une expédition si audacieuse. C’est également la première fois que je pars aussi longtemps de chez moi depuis la naissance de ma fille. Échappée aussi divine que cruelle, loin d’elle je suis en exil. Alors, j’emporte avec moi une peluche comme un arc-en-ciel lancé entre elle et moi. Et je la photographierai, cette peluche, à chaque étape de notre ascension, pour dire à ma fille que je l’aime et que jamais elle ne quitte ni mon cœur ni mes pensées.
Ascension à plus de 4000 m dans les Alpes bernoises : De Lauterbrunnen au Jungfraujoch
8 mai 2024. Johann et moi nous retrouvons à la gare de Lauterbrunnen pour emprunter le Wengernalpbahn. Sillonnant la montagne de Wengen à la Kleine Scheidegg, notre regard se perd au-dessus de vallée de Lauterbrunnen et face à la Jungfrau, saisissante de beauté. Nous poursuivons ensuite notre voyage à bord du célèbre Jungfraubahn. En quelques minutes à peine, le train nous fait passer d’un univers à l’autre. Des paysages verdoyants de la vallée alpine aux reliefs étourdissants de la haute montagne.
Lorsque nous arrivons au Jungfraujoch, en fin d’après-midi, la nature autour de nous se pare de merveilles. Parsemant encore quelques flocons de neige sur la roche blanchie, les nuages se déchirent dans un dernier éclat couronné de panache. La tempête, peu à peu, laisse place au soleil et les montagnes se dévoilent, scintillantes et grandioses, comme je les admire. La neige à peine déposée sera-t-elle, demain, agréable à skier ? Et la stabilité du manteau neigeux sera-t-elle suffisante pour que l’on puisse mener notre expédition en toute sécurité ? Absorbés par nos pensées, nous nous dirigeons vers la Mönchsjochhütte, qui sera notre refuge à 3600 mètres d’altitude. La vue est magnifique sur l’Aletschhorn et nous avançons, portés par les splendeurs d’un royaume baigné d’un bleu profond et d’une blancheur reine.
Ascension des Grosses et Hinterer-Fiescherhorn : Une nuit périlleuse dans la Mönchsjochhütte
En poussant la porte de la cabane de Mönchsjoch, je me sens chez moi. Au mur, je retrouve avec plaisir l’une de mes œuvres en grand format et mon recueil photographique Above tend ses pages aux lecteurs à l’entrée du refuge. Les ondes flamboyantes du soleil couchant subliment les contours des montagnes bernoises. Et face à ce spectacle, nous songeons à demain.
Franchir les glaciers pour rejoindre le sommet des Grosses et Hinteres-Fiescherhorn. Une simple formalité, me direz-vous. Sur la carte, le parcours paraît presque enfantin. Mais, en montagne, rien n’est anodin. Aucun sommet ne s’élève à plus de 4000 mètres d’altitude sans se préserver des hommes. Et toutes les ascensions nécessitent notre vigilance. Intransigeante et sans merci, la haute montagne ne laisse pas place à l’erreur. Ni aux doutes, ni aux tourments. Elle exige de nous le meilleur.
Après avoir gravi le massif des Écrins quelques jours auparavant, je me crois acclimaté à la haute altitude mais il n’en est rien. Au moment de me coucher, il s’immisce en moi, insidieux et ravageur. Le mal d’altitude, mêlant la migraine à la nausée, s’insinue dans mes pensées pour y semer le trouble. Je tourne et me retourne, je suis au bord du gouffre. Je ferme à peine les yeux quand je réalise que l’aube pointe déjà. Comment vais-je survivre à notre expédition ? Le regard vide, je me prépare et me force à déjeuner malgré mon écœurement.
Ascension à ski du Grosses-Fiescherhorn : De l’Ewigschneefäld au Fieschersattel
Nous quittons le refuge vers 7 h 30, à l’heure où le soleil éclaire les glaciers. Je chausse mes skis avant de m’élancer le long de l’Ewigschneefäld. Mais, malgré les neiges récentes et l’altitude élevée, la montagne rechigne à nous laisser passer. La poudreuse a gelé, formant à la surface du glacier une croûte impraticable. Johann et moi remisons notre enthousiasme pour mieux nous mesurer à cette voie peu accueillante. Puis, au pied du glacier hébergeant le couloir menant au Fieschersattel, nous fixons nos peaux de phoque sous la semelle de nos skis. Dans les derniers mètres, cette pente est raide et, pour atteindre le col, nous restons prudents. La neige, tombée en abondance au cours des derniers jours, pourrait en effet se détacher et provoquer une avalanche. Mais, rapidement, nous constatons avec soulagement que la paroi rocheuse s’est purgée d’elle-même de son surplus de neige. L’ascension nous paraît dès lors bien plus engageante.
Comme toujours, Johann me précède et sécurise ma position. Mes gestes sont lents et mes pas engourdis mais je m’accroche et je grimpe, coûte que coûte, derrière mon guide. La neige est bonne, ni trop lourde ni trop légère, et je garde de cette montée en pente raide un souvenir plaisant. Comme un instant d’ivresse avant que la réalité ne me rattrape. Sur les crêtes du Fieschersattel, le mal d’altitude redouble en effet de vigueur. Je suis essoufflé, éreinté. Je me sens brisé. Ma volonté s’envole par-delà les Alpes, mon énergie fond comme neige au soleil. L’ennemi me frappe de plein fouet, invisible et tenace. Je pensais pouvoir un jour l’apprivoiser. Je pensais qu’en m’entraînant, j’allais pouvoir le juguler. Mais il me ronge et me détruit. Et à cette heure, perché à la cime des Alpes bernoises, je réalise que rien ne pourra le contrer. Alors, je veux descendre, je veux rentrer chez moi. Mais, un regard de Johann et je me ressaisis. Sans lui, jamais je n’aurais pu mener à bien cette incroyable quête. Jamais je n’aurais réussi à atteindre le sommet des Grosses et Hinterer-Fiescherhorn. Alors, d’un regard, je l’en remercie.
Ascension des Grosses et Hinterer-Fiescherhorn : Au sommet des Alpes bernoises
Après une courte pause, nous poursuivons notre aventure jusqu’au sommet du Grosses-Fiescherhorn, à 4049 mètres d’altitude. La montagne est vierge, la neige immaculée, et Johann entreprend alors de faire la trace sur l’arête du colosse. De roche et de neige, la montagne paraît inaccessible. Mais, nous la franchissons et je respire enfin. L’esprit toujours prisonnier de pensées négatives, je sais que je viens de me surpasser. À tel point qu’au lieu des souvenirs des instants qui précèdent, je ne vois que le vide, noir et absolu. Laissant de côté cette impression troublante, je savoure notre victoire. Autour de nous, le paysage est féérique et je perçois l’appel du Finsteraarhorn qui nous invite à le rejoindre.
Mais pour l’heure, il nous faut redescendre jusqu’au Fieschersattel pour traverser l’arête menant à la cime du Hinteres-Fiescherhorn. Nous contournons alors le sommet par une pente enneigée avant de gravir les derniers rochers qui nous séparent de sa pointe. Chaque pas me pèse plus que le précédent, mais nous venons à bout de ce géant des Alpes. Dominant les flots d’une mer de neige aux reflets scintillants, le Grosses-Fiescherhorn nous salue dans un dernier élan. Et je contemple la splendeur irréelle du paysage qui s’offre à nous. Toutes ces montagnes que nous allons gravir, toutes ces ascensions déjà réalisées. J’embrasse en un regard l’immensité du monde.
Ascension des Grosses et Hinterer-Fiescherhorn : Descente à ski vers la Finstaarhornhütte
En ôtant les peaux de phoque de mes skis, j’espère que la descente vers la Finstaarhornhütte me redonnera des couleurs. Depuis le sommet du Hinteres-Fiescherhorn, nous rejoignons le Walliser Fiescherfirn. Sur le glacier, je suis heureux de découvrir que la qualité de la neige est idéale pour skier. Je me lance alors sur les pentes généreuses, je serpente entre les crevasses et les séracs du glacier. Johann skie comme un artiste, signant notre passage de son empreinte sinueuse et franche. Mes mouvements sont bien plus hésitants, bien sûr, mais j’ai le cœur léger. Face au Finsteraarhorn, le plus haut sommet des Alpes bernoises, je me réjouis. Remerciant la nature de m’accorder ce privilège. Une course incroyable au cœur d’un paradis blanc.
Il est 15 h quand nous arrivons enfin à la Finstaarhornhütte, à 3051 mètres d’altitude. Nous n’avons alors plus qu’une envie : prendre du repos et nous restaurer. Du refuge, nous apercevons les Walliser Fiescherhörner : le Wyssnollen, le Fiescher Gabelhorn, le Schönbühlhorn et le Grosses-Wannenhorn. Leurs lignes merveilleuses se détachent sur un horizon azur et je réalise ma chance de pouvoir les admirer sous cet angle.
Dominant la cabane, le Finsteraarhorn nous rappelle qu’un nouveau défi nous attend demain. La montagne culmine à 1223 mètres au-dessus de notre position et son ascension promet d’être rude. Mieux vaut aller prendre du repos afin de satisfaire à ses exigences. En allant me coucher, je me dis qu’aujourd’hui, j’ai reçu la plus belle des leçons. À trop occulter les difficultés, à ne pas envisager l’imprévu, on croit la course remportée avant même de l’avoir disputée. Visualiser le chemin à parcourir, anticiper les obstacles et les détours possibles est essentiel si l’on veut en atteindre l’issue. Dépossédé de mon énergie par le mal d’altitude, j’ai vu notre traversée échouer à la première difficulté. Johann avait beau me répéter que du pire on aboutit au meilleur, je n’arrivais pas à m’en convaincre. Mais il a raison. Conscients des épreuves qu’il nous faudra affronter, nous devons garder espoir. Et même si l’altitude a été pour moi la pire des ennemies, je sens que demain, tout ira beaucoup mieux.