Juillet 2023. Je m’apprête à réaliser l’ascension du Weissmies. La montagne est belle, mais rien ne nous relie vraiment. Et je n’avais pas pour projet immédiat de rejoindre son sommet. Notre rencontre est le fruit du hasard, une volonté de la nature. Car aujourd’hui, les conditions sont optimales pour la gravir. Culminant à 4017 mètres d’altitude au-dessus de Saas-Grund, la montagne fait partie des géants de plus de 4000 mètres qui font la gloire des Alpes. Et j’ai relevé le défi de les explorer tous. L’heure est alors venue de me rendre avec mon guide, Johann Filliez, dans la vallée de Saas Fee, au cœur des Alpes valaisannes. Notre objectif : traverser le Weissmies par son arête nord, la voie, paraît-il, la plus belle pour atteindre son sommet. Les alpinistes choisissent le plus souvent de grimper par sa voie normale, mais je la trouve dangereuse. Nous l’emprunterons plutôt à la descente pour éviter tout risque inutile.
Ascension du Weissmies | De Saas-Grund au Lagginjoch
Nous arrivons à Saas-Grund dans l’après-midi pour rejoindre par les remontées mécaniques le refuge de Hohsaas, à 3100 mètres d’altitude. De là-haut, nous découvrons la voie normale du Weissmies. Inhospitalière et périlleuse, j’en discerne les pièges. Sa roche mêlée d’une neige fondante et grise, ses séracs prêts à se détacher et ses crevasses redoutables. La parcourir me paraît impossible. Les doutes m’envahissent quand Johann me rappelle que la montagne se vit au présent. Et que penser à la descente avant même d’avoir entamé la montée relève de l’inutile. Mieux vaut nous concentrer sur l’étape à venir.
De nouveau confiant, j’aperçois soudain le panorama exceptionnel qui s’offre à nous. Des hauteurs de la cabane de Hohsaas, la vue est magnifique sur le massif des Mischabels, et je retrouve avec bonheur l’Allalinhorn et le Rimpfischhorn. Ces montagnes que j’ai gravies il y a tout juste quelques semaines semblent maintenant me saluer. J’entrevois même au loin le massif du mont Rose et sa célèbre Pointe Dufour. L’immensité des Alpes défile sous mes yeux. Émerveillé et impatient, je rentre au refuge pour profiter au mieux des quelques heures de sommeil que la montagne m’accorde.
3 h 40. Je peine à ouvrir les yeux, mais il le faut pourtant. Je me prépare rapidement et rejoins Johann à 4 h pour le petit-déjeuner. À 4 h 30, nous partons. Il fait encore nuit lorsque nous gravissons la moraine pour nous diriger vers le Lagginjoch, à 3498 mètres d’altitude. Le jour se lève à peine quand nous traversons le Hohlaubgletscher. Au fil de son glacier, la montagne nous accueille avec douceur. Portée par une aube pastel, la roche blanchie renaît, sublime et lumineuse. Lorsque nous atteignons le Lagginjoch, les premières couleurs s’emparent de l’azur. À l’horizon, l’ombre de la terre se confond encore avec le ciel. Spectacle féérique dont la nature a le secret.
Traversée du Weissmies par son arête nord | À plus de 4000 m d’altitude
Exhortés par tant de splendeur à gravir la montagne, nous nous encordons puis commençons d’un pas décidé notre ascension du Weissmies par son arête nord. Sous un ciel resplendissant, l’arête magnifique se dessine sous nos yeux. Modelée par une roche flamboyante dont le soleil sublime l’éclat argenté. Les plaques se succèdent, raides et acérées. Exigeant de nous quelques pas d’escalade et un peu de technique. Dès les premières minutes, la montagne nous teste et nous défie. Je m’interroge alors : nos premières difficultés donnent-elles le ton de la course ou la traversée sera-t-elle ensuite plus facile ? Le Weissmies est l’un des hauts sommets les plus fréquentés des Alpes, mais son ascension reste difficile. Sa cotation alpine est AD +, soit un cran plus complexe que les traversées que je réalise habituellement. Mais, si l’on veut progresser, il faut savoir faire face à de nouveaux enjeux. À chaque traversée, je me surpasse pour être capable un jour de réaliser tous mes rêves d’ascension, même les plus incroyables.
À force de gravir les sommets alpins de plus de 4000 mètres d’altitude, Johann et moi commençons à bien nous connaître. À force d’aller de l’avant, je gagne en confiance, je sais ce dont je suis capable et j’appréhende mes limites. Alors, malgré les questionnements, je me sens plutôt serein. Sans doute est-ce aussi parce que le Weissmies n’est pas l’une des montagnes mythiques qui font vibrer mon cœur. En réaliser l’ascension n’est pas l’aventure ultime dont je rêve depuis des années. Je grimpe sans pression. Et peut-être finalement que l’on profite davantage du présent ainsi. Libérés de nos fantasmes et de nos propres freins. Sans enjeu vital, sans cette peur féroce de passer à côté d’une rencontre essentielle. D’écorcher sans le vouloir le plus beau moment de son existence. La haute montagne m’offre aujourd’hui une nouvelle leçon de vie. Lâcher prise pour mieux recevoir, pour ressentir plus intensément encore la beauté de l’instant, précieux et éphémère.
Alors, je prends conscience de mes pas. Du contact de mes mains et de mes pieds avec la montagne. Je reste concentré car un moment d’inattention pourrait m’être fatal. Voilà pourquoi j’aime me trouver là-haut. Pour ressentir cette connexion puissante à soi et au monde si difficile à éprouver dans notre quotidien. Perdus dans la foule et happés par des futilités, où peut-on encore se ressourcer ainsi ? Au large des mers ou au cœur des forêts, traversant les dunes arides ou grimpant à la cime des plus hauts sommets.
L’arête nord du Weissmies | Joyau des Alpes suisses
Alors que la canicule envahit les vallées, la température est douce en haute montagne. Une mer de nuages s’étend à nos pieds. Plus nous avançons le long de l’arête nord du Weissmies, plus sa pierre se réchauffe. Mon âme est conquise par cette roche magnifique. Ses feuillets aiguisés pointés vers le ciel, elle semble me conter son histoire millénaire. Confrontation des plaques tectoniques, métamorphose minérale. Comme une volonté des terres profondes de s’élever jusqu’aux portes du ciel. Comme un combat de la nature pour donner vie aux Alpes, grandioses et immuables. L’élan de ses lignes traduit toute sa rage et la force déployée pour s’extraire à tout prix des entrailles de la Terre. Graphique et sauvage, sa splendeur sculpturale me touche en plein cœur.
Et que dire des couleurs changeantes de cette roche caméléon qui nous révèle à chaque instant de nouveaux détails. Chef-d’œuvre de la nature, le Weissmies nous dévoile au gré de la lumière ses traits évanescents. Je saisis alors du regard, comme je photographie, cette vérité fugace qui me bouleverse inexorablement. Comme plongé au cœur de mes œuvres, je retrouve aujourd’hui ce qui anime mon art. Ces lumières matinales propices au voyage et si réconfortantes. Ce spectacle fascinant dont Johann et moi sommes les seuls témoins. Épopée céleste et privilège divin.
Traversée du Weissmies | Une expérience inoubliable
Aurais-je sous-estimé la grandeur du Weissmies ? Plus j’avance et plus je me rends compte de son envergure. Nous franchissons des plaques gigantesques auxquelles succèdent de simples sentes. Comment imaginer découvrir une telle diversité de reliefs au sommet d’une montagne que l’on croit monolithe à l’observer de loin ? Même les géants des Alpes ont leurs points faibles. À nous alors d’exploiter leurs failles pour parvenir à atteindre leur cime. Nous sommes ralentis par plusieurs gendarmes que nous escaladons les uns après les autres. À leur contact, je me sens comme à la proue d’un navire de roche voguant sur les flots cotonneux de la brume. Car les nuages engloutissent peu à peu les sommets alentour. Même le Piz Bernina, qui culmine pourtant à plus de 4000 mètres d’altitude, a soudain disparu.
Nous poursuivons inlassablement notre traversée quand, tout à coup, du sommet d’un gendarme, nous apercevons au loin les derniers mètres blanchis de l’arête menant à la cime du Weissmies. Notre Graal à l’horizon. Car une fois sur la neige, nous avancerons plus vite et notre objectif ne sera plus qu’à quelques dizaines de minutes. Soulagé, je me retourne, réalisant alors la distance parcourue depuis le col. Au-delà du Lagginjoch, j’admire la prestance du Lagginhorn avec l’envie soudaine de le gravir lui aussi. Perché dans le vide, je me sens plus vivant que jamais. En communion avec la montagne, je marche sur un fil aux confins du royaume céleste et des plaines verdoyantes. Et dans cet entre-deux, je contemple, heureux, les Alpes valaisannes déployer leurs illustres montagnes. Pendant un court instant, je distingue même le Cervin, rapidement masqué par la muraille des Mischabels.
Plus le sommet se rapproche, plus j’ai hâte de l’atteindre. Je suis heureux de me confronter à si belle montagne, et pourtant impatient d’atteindre mon objectif. Pourquoi cet empressement soudain ? Sans doute parce que, même si je prends confiance, gravir une crête rocheuse à des milliers de mètres d’altitude n’a rien de naturel. Et puis, je suis emporté par le rythme que l’on doit tenir. Nous ne pouvons traîner car il nous faut redescendre avant que la neige ait trop ramolli. Pour ne pas risquer de nous enfoncer sur une voie normale déjà menaçante. Le cœur pris entre deux sentiments, je continue d’avancer. Souhaitant tour à tour profiter du moment présent et en finir au plus vite. Comme à son habitude, la montagne me met face à moi-même. Je gravis ses rochers comme je construis ma vie. Moi qui cherche chaque jour à savourer l’instant mais porte toujours le regard plus loin. Moi qui veux que tout progresse vite et qui guette pourtant la magie du présent.
Au sommet du Weissmies | Géant des Alpes valaisannes
Après des heures d’efforts, nous arrivons enfin à proximité de la cime du Weissmies. Dôme de neige tant convoité. Face à nous, de nombreuses cordées atteignent le sommet par la voie normale. Courageuses équipées qui ont bravé crevasses et séracs. Posant les pieds sur la neige, je me retourne pour admirer la frontière visible entre les Alpes valaisannes et les Alpes bernoises. Balayant l’horizon du regard, je ne peux m’empêcher de constater que la neige est peu présente en ce début d’été. Imaginez alors ce que seront les Alpes en août ! Les hauts sommets seront de glace vive. Sans doute est-ce là l’une de mes dernières courses de neige de l’année.
Chaussant nos crampons, nous grimpons jusqu’au sommet du Weissmies comme sur le dos d’une créature ancestrale. Les difficultés derrière nous, notre pas s’accélère. Heureux d’avoir atteint le sommet, nous n’y restons pourtant que quelques secondes. Car une horde d’alpinistes a envahi les lieux. Nous prenons quelques photographies en souvenir de notre ascension. Perdus dans la blancheur du paysage, et côtoyant le bleu intense du ciel, nous voilà transportés au cœur d’un tableau de maître. Du bouillonnement des nuages à la volupté de la neige, la nature se mue en artiste virtuose. Par des tons uniformes et des textures mêlées, comme la vie s’imprègne de sérénité.
Ascension du Weissmies | Descente par sa voie normale
Après cette courte pause, nous redescendons la montagne par sa voie normale. Comme la glace apparaît à certains endroits, nous devons faire attention à chacun de nos pas, avancer prudemment pour ne pas glisser. Heureusement, je peux compter sur Johann pour m’assurer. Au loin, j’observe avec angoisse plusieurs cordées d’alpinistes peu expérimentés qui font une halte sur un pont de neige alors qu’une crevasse apparaît sous leurs pieds. Ils n’ont aucune idée du danger qu’ils encourent. Connaître la montagne est essentiel pour la parcourir et l’inconscience peut rapidement mener au pire.
Plus nous avançons le long de la voie normale du Weissmies et plus la foule est grande autour de nous. Mais nous sommes tout de même heureux de descendre ainsi dans la neige. En 1 h 30 seulement, nous parcourons l’arête. J’aime ces ascensions où la montée est ardue et la descente facile. J’aborde la montagne comme j’envisage l’existence, et mes ascensions retracent mon chemin de vie. Sans doute est-ce pour cela que j’apprécie tant la haute montagne. Mon caractère se prête à son exigence et mes rêves les plus fous à sa grandeur inégalée.
Arrivés au bas de l’arête, nous rejoignons le refuge de Hohsaas. Autour d’un verre, nous prenons le temps de respirer avant de redescendre en cabine jusqu’à Saas-Grund. Suffoquant sous la chaleur de la vallée, nous sommes impatients de retrouver nos familles. Mais je serai bientôt de retour dans la vallée de Saas Fee. Sur les conseils de Johann, j’ai décidé de réaliser l’ascension du Lagginhorn, plus accessible que le Weissmies, en tête de cordée. Pour en faire découvrir la beauté à l’un de mes amis. Mes aventures dans les Alpes sont loin d’être achevées !