Icône de l’alpinisme et cartographe de renom, explorateur visionnaire et photographe de génie, Bradford Washburn réinvente l’art de la montagne comme il marque l’histoire. Résolument et avec passion, il rejoint les sommets pour mieux les sublimer. Aux côtés de son épouse Barbara Washburn, il voue sa vie à la nature vertigineuse, des hauteurs de l’Alaska aux confins de l’Himalaya. Portrait d’un aventurier de légende, Bradford Washburn, précurseur de la photographie aérienne en haute montagne.
Bradford Washburn : Naissance d’un alpiniste de légende au sommet de l’Aiguille Verte
Henry Bradford Washburn Jr. a vu le jour le 7 juin 1910 à Cambridge, dans le Massachusetts. Issu d’une famille aisée, il grandit aux côtés de son frère cadet, Sherwood Larned Washburn, qui se hissera plus tard à la pointe de la recherche anthropologique. Son père, le révérend Henry Bradford Washburn Sr., lui transmet le goût de l’aventure et du grand air. Dès l’âge de 11 ans, il découvre l’escalade sur les montagnes blanches du New Hampshire aux côtés des meilleurs guides. Quant à son amour de la photographie, il le doit à sa mère, Edith Buckingham Hall, qui lui offre son premier appareil photo, un Brownie, alors qu’il n’a que 13 ans. Son destin est dès lors scellé et, des hauteurs des Alpes aux confins de l’Alaska, le mènera vers des réalisations aussi mémorables qu’exceptionnelles.
Bradford Washburn prend son envol dans les Alpes au cours de l’été 1926. À 16 ans à peine, il gravit le Cervin, le mont Blanc et le mont Rose. Rien ne lui résiste, pas même les montagnes les plus légendaires. Il brûle d’apprendre et de s’améliorer. Mais loin de l’arrogance de la jeunesse folle, il foule les sommets avec humilité et considère l’alpinisme comme une course solidaire. Une épopée humaine au cœur de la nature. Cette première saison alpine donne lieu à la publication du premier tome d’une trilogie, Among the Alps with Bradford. Dans ce véritable guide de l’alpiniste en herbe, paru en 1927, Bradford Washburn illustre déjà le récit de ses ascensions de ses propres photographies.
En ce début de siècle, un précurseur vient d’éclore, à lui désormais de déployer ses ailes. À lui d’éclairer de son art les hauts sommets du monde entier. L’heure est venue pour Bradford Washburn d’accomplir des prouesses. Le 2 septembre 1929, l’explorateur de 19 ans entre dans l’histoire en réalisant la première ascension du couloir Couturier sur la face nord de l’Aiguille Verte. Dominant Chamonix, il vient à bout de cette voie en 4 h 20 à peine, accompagné de Georges Charlet, Alfred Couttet et André Devouassoux. Plus de 80 ans plus tard, le 25 avril 2013, Vivian Bruchez et Sébastien Montaz glisseront sur ses pas en effectuant à ski de pente raide la descente de ce couloir mythique.
Bradford Washburn : Prouesses d’un explorateur de l’Alaska au mont Everest
Révélé aux yeux du monde par cet exploit, Bradford Washburn entre alors dans la cour des grands. Héros de l’alpinisme outre-Atlantique, il est élu au sein du prestigieux Club alpin français et de l’Explorers’ club de New York. Il multiplie les publications et les conférences. Acclamé au Carnegie Hall comme à la National Geographic Society, il sort diplômé de l’université de Harvard en 1933.
C’est à l’Institut d’exploration géographique de la faculté que Bradford Washburn fait une rencontre fondatrice et providentielle. Avec ses plus grands amis, Charlie Houston, Adams Carter, Terry Moore et Bob Bates, il forme les Harvard Five. À eux cinq, ils définissent les contours de l’alpinisme nord-américain. À eux cinq, ils insufflent un vent de fraîcheur et de modernité à la discipline. Par leurs performances, bien sûr, mais aussi par leur état d’esprit, généreux et sincère. Hommes de devoir comme de conviction, les Harvard Five ont inspiré leurs pairs et transmis aux plus jeunes leur soif des hauteurs.
Il est alors temps pour l’aventurier de quitter les Alpes qui l’ont vu grandir pour rejoindre les plus hauts sommets d’Alaska et du Canada. Son cœur bat désormais au rythme de ces montagnes merveilleuses et sauvages. Il parcourt leurs flancs, s’accroche à leurs crêtes. Dès 1930, il s’engage sur des voies inexplorées, multiplie les traversées. En juin 1937, il réalise notamment avec Robert Bates la première ascension du mont Lucania. Culminant à 5226 mètres d’altitude au nord du Canada, il devient alors le plus haut sommet jamais gravi d’Amérique du Nord.
Puis, Bradford Washburn croise le chemin de Barbara Polk, comme une bonne étoile à la cime du monde. Immédiatement épris l’un de l’autre, ils se marient en 1940 et font de leur lune de miel une odyssée inoubliable. En Alaska, ils réalisent à cette occasion la première ascension du mont Bertha. Tout juste initiée aux exigences de l’escalade, Barbara Washburn marque déjà de son nom l’histoire de l’alpinisme. En 1947, aux côtés de son époux, elle est la première femme à gravir le Denali, ou mont McKinley. L’exploit est incroyable. Ensemble, ils ouvrent en 1951 la West Buttress Route, considérée aujourd’hui comme la piste classique pour atteindre le sommet du Denali et l’une des plus célèbres voies d’escalade au monde. Ensemble, ils sont plus forts que tout. Ils multiplient les expéditions, de l’Everest au Grand Canyon. Ils font corps avec la haute montagne et lui dédient leur vie.
Bradford Washburn : Précurseur de la photographie aérienne en haute montagne
Mais plus qu’un alpiniste, Bradford Washburn est avant tout un photographe. Il déclarait ainsi dans l’Alpinist Magazine au printemps 2004 : Je suis un photographe qui grimpe, pas un grimpeur qui photographie. De l’Himalaya au nord de l’Amérique, il immortalise les sommets pour mieux les cartographier, pour mettre en lumière les plus belles traversées, pour révéler enfin la splendeur d’un monde qui dépasse le nôtre.
Dès son plus jeune âge, l’œuvre du photographe et alpiniste italien Vittorio Sella lui donne l’envie de s’élever au-delà des nuages pour rejoindre l’azur, éblouissant écrin de joyaux inexplorés. Abandonnant au passé son cher Brownie, il fait l’acquisition d’un appareil Fairchild K-6. Outil des plus précieux, fidèle compagnon, ils composeront ensemble leurs clichés majeurs. À 24 ans, Bradford Washburn obtient sa licence de pilote et effectue à Seattle son premier vol en solo aux commandes d’un biplan. Enthousiaste et volontaire, il ne cède rien à la difficulté. Comme l’écrivait André Gide, son contemporain, dans Si le grain ne meurt en 1924 : Il est bien des choses qui ne paraissent impossibles que tant qu’on ne les a pas tentées. Pour contempler les reliefs somptueux des plus hautes montagnes, il lui faut à son tour défier les lois de la nature ? Qu’à cela ne tienne, il ira ! Par les airs, il rejoindra leur cime pour leur offrir par son art une nouvelle éternité.
Aucun obstacle ne résiste à notre aventurier. À plus de 6 000 mètres d’altitude, sous des vents furieux et par un froid glacial, Bradford Washburn retire la porte de l’avion qu’il emprunte pour ne faire qu’un avec la montagne. Il s’attache à l’engin, y fixe solidement son appareil photo et remplit sa mission. Photographiant les sommets encore et encore. Véritable pionnier de la photographie aérienne, il révolutionne l’art comme la cartographie. Dans les années 1970, il fait même poser une vitre en verre optique sur la porte de secours du Learjet qu’il utilise. Plus besoin dès lors d’affronter le manque d’oxygène et les températures négatives. À près de 12 000 mètres d’altitude, il réalise alors des clichés incroyables qui serviront de base à la plus belle carte jamais dressée du mont Everest.
Bradford Washburn : Photographe de génie et portraitiste de montagnes
L’œuvre de Bradford Washburn est remarquable par son esthétique. Il a l’œil du scientifique, le cœur épris de la nature et l’âme de l’artiste. À travers ses photographies, il parvient à capter l’éclat des hauteurs, cette flamme sublime qui nous fait ressentir son émerveillement. De l’ombre à la lumière, les montagnes se révèlent sous nos yeux éblouis. Leurs lignes fascinantes, la texture de leur roche, leurs failles de glace et leur manteau de neige.
Par le noir et le blanc, Bradford Washburn réussit à dévoiler toute la magnificence des plus hauts sommets. Il célèbre l’essence même des montagnes, intime et prodigieuse. Il nous met face aussi à notre finitude, aux drames vécus à flanc de rocher, aux ascensions ultimes, aux implacables chutes.
Les œuvres de Bradford Washburn ont cela de commun avec celles du photographe Ansel Adams, son ami de toujours. Viscérales et fougueuses, impétueuses et flamboyantes. Surgissant des nuages comme au premier jour, d’une infinie grandeur et d’une extrême pureté, les montagnes de Bradford Washburn semblent nous confier le plus sensible des secrets comme la quête la plus épique. Leur vérité, en somme. Leur portrait.
Bradford Washburn : Cartographe remarquable et scientifique de renom
Les photographies aériennes de Bradford Washburn font également référence dans le milieu de l’alpinisme. Leurs détails sont à ce point visibles, leur netteté à ce point remarquable qu’elles servent de point d’appui aux explorateurs pour définir les itinéraires de leurs futures ascensions sur les hauteurs de l’Alaska. Car son œuvre joue un rôle majeur dans l’amélioration de la couverture cartographique des chaînes de montagnes du monde entier. À la tête de nombreuses missions exploratoires tout au long de sa carrière, nous lui devons les cartes les plus belles et détaillées réalisées à ce jour du Denali, ou mont McKinley, du Grand Canyon, du mont Everest et de la chaîne présidentielle du New Hampshire. Fondées sur la précision exceptionnelle de ses photographies aériennes, elles sont le fruit de toute une vie d’expéditions à travers l’Alaska et le monde.
En 1992, Bradford Washburn est nommé membre d’une équipe américaine qui réussit à effectuer la première mesure laser du sommet du mont Everest, probablement l’une des expériences les plus exaltantes de sa carrière. Le rêve se poursuit en 1999 quand, à près de 90 ans, il est nommé à la tête d’une expédition scientifique visant à mesurer la hauteur exacte de l’Everest grâce aux nouvelles technologies GPS. Il s’agit alors de démontrer que l’Himalaya continue de croître grâce aux mouvements de la croûte terrestre dus au phénomène de la tectonique des plaques. Et de fait, le sommet de l’Everest se situe désormais à 8850 mètres, soit 2 mètres plus haut que lors de la mesure précédente.
Bradford Washburn : Fondateur du musée de la Science de Boston
Le parcours de Bradford Washburn est exceptionnel. Précurseur en matière de photographie aérienne, alpiniste de renom et spécialiste incontesté de l’Alaska, son travail cartographique fait autorité. Membre de l’Académie américaine des arts et des sciences depuis 1956, de la Royal Geographical Society de Londres et membre de nombreux clubs d’alpinisme et de photographie, il doit sa renommée à la ferveur de son engagement. En 1979, la Royal Scottish Geographical Society lui remet une médaille d’or pour sa contribution à la recherche cartographique.
Le monde scientifique lui décerne tout au long de sa carrière de nombreuses distinctions, mais l’une des récompenses les plus précieuses à ses yeux est sans doute celle qu’il partage avec son épouse Barbara. En 1988, ils reçoivent la médaille du centenaire de la National Geographic Society pour avoir consacré leur vie à l’exploration et à la cartographie. Citons enfin la médaille du mérite Roi Albert que lui attribue la Fondation Roi Albert de Belgique en 1994 pour avoir dirigé l’élaboration d’une nouvelle carte à grande échelle de l’Everest.
Mais plus qu’aux honneurs qui lui sont rendus, Bradford Washburn attache une importance particulière à l’héritage qu’il laissera aux futures générations. Une trace précieuse qui donne sens à sa vie et au chemin parcouru. En 1938, il fonde le musée de la Science de Boston, dont il devient le directeur de 1939 à 1980. Il en restera directeur honoraire de 1985 jusqu’à sa mort. Avec l’ardeur et la détermination qui le caractérisent, il agrandit les lieux et les modernise pour attirer la jeunesse américaine et prendre part à son éducation. Il réunit ainsi sous un même toit les collections du muséum d’histoire naturelle, des sciences physiques, appliquées et médicales, inaugure un planétarium et propose au public des expositions novatrices et captivantes.
Bradford Washburn : Un héritage précieux en l’honneur de la montagne
Après avoir tant apporté à la science et à l’art, Bradford Washburn quitte ce monde le 10 janvier 2007 à Lexington. Il avait alors 96 ans. Son héritage est immense et influera encore longtemps sur notre vision de la montagne. À travers ses livres et ses photographies, à travers la cartographie et la science. Le 16 février 2008, le Bradford Washburn American Mountaineering Museum naît ainsi dans le Colorado de la volonté conjointe de l’American Alpine Club, du Colorado Mountain Club et de la National Geographic Society. Aspirant à poursuivre l’objectif de Bradford Washburn, le musée met à l’honneur l’alpinisme, son histoire, sa culture et ses valeurs. Visant ainsi à susciter de nouvelles vocations, à transmettre au public l’amour de la haute montagne et à favoriser ainsi sa préservation.
L’œuvre de Bradford Washburn inspire aussi bien des artistes, photographes de montagnes, aventuriers du ciel et pionniers de l’image. C’est ainsi par exemple que Freddie Wilkinson et Renan Ozturk signent en 2022 leur film Au-delà des sommets. Tout commence lorsqu’ils découvrent une photographie en noir et blanc du parc national de Denali, en Alaska. Bradford Washburn l’avait prise en 1936 par avion. Une photographie exceptionnelle qui frappe leur imagination. Tout à coup, leur regard plongé au cœur de l’image, ils survolent le sommet du Moose’s Tooth, dans la Great Gorge. Les voilà transportés un siècle plus tôt sur les pas du plus célèbre explorateur de l’Alaska. L’idée leur vient alors de filmer trois alpinistes de renom partant sur les traces de leur prédécesseur légendaire. Comme un périple inoubliable à la rencontre de nous-mêmes et en hommage à la nature grandiose et indomptable.
Bradford Washburn a marqué de son art notre rapport à la montagne. Que l’on soit aujourd’hui scientifique, alpiniste, explorateur ou artiste, on ne peut ignorer l’étendue de son héritage, son œuvre visionnaire et la résonance de ses engagements. Pionnier de la photographie aérienne, maître dans l’art du noir et du blanc, portraitiste de montagnes, il inspire les plus grands et continue d’ouvrir la voie aux plus audacieux.