Fine Alpine Art
Chroniques d'Ascension

La Haute Cime des Dents du Midi Par l’Arête de Sélaire

Ecrit par Thomas Crauwels
dents du midi - photo montagne avec la neige

Juillet 2023. Je m’apprête à retrouver les Dents du Midi, massif emblématique des Alpes valaisannes. Il y a 9 ans déjà, je m’étais rendu par la voie normale sur la Haute Cime, à 3257 mètres d’altitude. Après avoir bivouaqué toute la nuit à son sommet, je me souviens d’avoir admiré le soleil se lever sur l’un des plus beaux panoramas des Alpes. Car les Dents du Midi occupent une place unique au cœur du massif alpin. Point de repère à l’horizon, elles offrent une vue imprenable sur les montagnes, des Écrins aux Alpes bernoises. Mais, aujourd’hui, l’enjeu est tout autre. La randonnée laisse place à l’escalade et la sinuosité des sentiers à la verticalité des parois rocheuses. Accompagné de mon guide, Johann Filliez, je réalise l’ascension de la Haute Cime, le sommet le plus élevé du massif, par l’arête de Sélaire. Prenant forme sur son versant nord, elle culmine au-dessus de Champéry et domine le val d’Illiez.

L’arête de Sélaire | Voie méconnue des Alpes valaisannes

Tout a commencé après notre ascension du Rimpfischhorn, quelques semaines auparavant. Voyant que la traversée m’avait enthousiasmé, Johann m’a parlé d’une nouvelle course, idéale pour nous entraîner à gravir plus tard le Cervin par l’arête de Zmutt. Une aventure qui nous mènerait au sommet des Dents du Midi, à la rencontre de la Haute Cime par une arête sauvage et peu parcourue. Nous traverserions ensemble « l’arête stellaire ». Ces mots résonnent encore en moi. En l’entendant prononcer son nom, mon cœur n’a fait qu’un bond. Quel projet fascinant ! Une arête au nom d’étoile, de galaxie. Une arête venue du ciel pour nous mener à la cime des Alpes. Une arête qui m’élèverait au-delà du monde et de moi-même. Voilà ce dont je rêvais depuis toujours ! J’étais fou de joie.

De retour à la maison, j’ai cherché à en savoir plus sur cette arête que je ne connaissais pas. À quoi ressemblait-elle vraiment ? Sa roche scintillait-elle au soleil pour s’appeler ainsi ? Était-elle si verticale que la gravir relevait du domaine des dieux ? Jusqu’au moment où ces mots sont apparus sur mon écran : « l’arête de Sélaire ». La chute fut brutale. Des hauteurs célestes, je revenais sur terre. J’avais mal compris ce que m’avait dit Johann et mon imaginaire avait fait le reste. La surprise passée, j’ai pris le temps d’observer cette arête mystérieuse. Et, plus je la découvrais, plus j’avais envie de réaliser cette course incroyable. Au fond de moi, je le savais, j’avais rendez-vous avec la Haute Cime des Dents du Midi et son arête de Sélaire.

La Haute Cime des Dents du Midi | Du Signal de Soi au pied de la montagne

5 heures du matin. Le grand jour est arrivé. Je retrouve Johann au Signal de Soi, à 2000 m d’altitude. Au cours de notre randonnée d’approche, nous traversons des lieux superbes. Je découvre la beauté du Lac de Soi au lever du jour. Je n’avais jamais eu l’occasion de me trouver ainsi au pied des Dents du Midi. Car, lorsque je photographie le massif, je me place à distance afin de parvenir à retranscrire toute la puissance et l’envergure de ses sommets.

Nous quittons ensuite le sentier pour rejoindre la montagne. Sous le versant nord de la Haute Cime, nous poursuivons notre chemin parmi les éboulis. Je suis surpris d’apercevoir les derniers vestiges du glacier de Soi. Je le pensais disparu. Mais, sa glace, enfouie sous les rochers, semble préservée pour quelque temps encore. Alors que l’aube pointe, sous un ciel encore empli d’étoiles, nous arrivons au pied de l’arête de Sélaire. Et face à la Haute Cime, gigantesque et saisissante, je ressens sa grandeur imprégner mon âme. Lorsque, de photographe, je deviens alpiniste, la montagne m’offre une autre facette d’elle-même. Je ressens sa présence autrement, je tisse un lien différent avec elle. Et notre rencontre ouvre la voie à de nouvelles perspectives.

Nous imaginons les montagnes monolithes et immuables, taillées par une force supérieure dans une pièce unique de roche. Mais, la réalité est tout autre. La Haute Cime, comme de nombreux sommets alpins, semble tomber en ruine. Comme un tas de cailloux érigé par un géant joueur. Je me demande comment tiennent ses rochers. À chaque prise, on craint de sentir la paroi céder. Je n’ai jamais gravi une montagne aussi délitée. Ses blocs de calcaire blanc et gris perle me semblent bien froissés par le temps. À quoi cette ascension va-t-elle nous mener ? Et voilà que je me surprends encore à anticiper la suite du voyage ! Alors même que nous n’avons pas attaqué la montée. Excédé par cette habitude dont j’ai du mal à me défaire, je décide de conclure un pacte avec moi-même : à partir de maintenant, je profite pleinement de l’instant présent ! Un pas après l’autre, j’avance, laissant de côté les doutes. L’ascension prendra le temps qu’il faut, mais j’aime trop les Dents du Midi pour ne pas savourer chaque instant de notre rencontre.

Ascension de l’arête de Sélaire | À plus de 3000 mètres d’altitude dans les Alpes

Me voilà fin prêt à parcourir les 850 mètres de dénivelé qui me séparent du sommet de la Haute Cime ! À l’attaque de l’arête de Sélaire, nous contemplons les premiers rayons du soleil illuminer les crêtes des Dents du Midi. Mais nous savons que le versant nord de la montagne restera dans l’ombre. Et malgré la canicule qui s’annonce, je dois par moments me couvrir tant il fait frais à l’abri des rochers. Que doivent ressentir les alpinistes qui gravissent les faces nord de l’Eiger, du Cervin ou des Grandes Jorasses, à plus de 4000 mètres d’altitude et par temps frais ? Menant des heures durant un combat contre le froid alors qu’ils relèvent déjà le défi d’affronter les plus infranchissables cimes.

Plus nous avançons le long de l’arête et plus les autres sommets des Dents du Midi émergent au-dessus de nous. Comme s’ils nous observaient de leur piédestal. Peu à peu, l’arête se redresse et la roche calcaire prend des teintes roussâtres. Nous foulons désormais la nappe de Morcles. Quelle sensation étrange de parcourir la montagne comme on remonte le temps ! D’être au contact de sa roche née il y a des millions d’années d’une collision brutale entre les continents. Au fil de nos pas, la nature nous dévoile l’histoire vertigineuse et fantastique des Alpes qui m’inspirent tant.

Le versant est parsemé de fleurs. Comme pour nous accueillir, comme pour nous soutenir dans notre ascension. La vie est présente à chaque instant et la nature chante pour nous encourager. Alors qu’à plus de 4000 mètres d’altitude, la roche et la glace sont les seuls protagonistes d’un monde de silence, à 3000 mètres d’altitude, la végétation couvre les rochers. Et cela me réjouit. Mais il me faut rester concentré, car la roche est friable et tellement instable. Chaque prise doit être testée, parce qu’à tout moment, elle peut nous rester dans la main, entraînant notre chute. La voie est pourtant bien équipée et les spit sont nombreux pour nous assurer, fixés sur les quelques blocs résistants de l’arête.

J’avoue être fier de réaliser cette course car elle est classée D sur la cotation alpine, c’est-à-dire difficile. Après mon ascension du Weisshorn, c’est la seconde traversée de ce niveau à laquelle je me confronte, sans pourtant la trouver trop périlleuse. Plus je gagne en expérience et plus je m’améliore. À chaque ascension, je me sens plus à l’aise en montagne et j’entrevois désormais la possibilité de projets plus exigeants encore. Des portes s’entrouvrent, des idées germent, des aventures que jamais je n’aurais pensées possibles naissent peu à peu en moi. Perché sur cette face austère de la Haute Cime, je me retourne alors pour admirer la beauté du val d’Illiez, resplendissant sous le soleil du matin. Les Préalpes, les pâturages et les troupeaux : la vie s’écoule en contrebas. Et les Alpes autour de nous s’étendent à l’infini, comme mes rêves les plus fous. Plus nous gagnons de la hauteur et plus je peux contempler toutes ces montagnes dont j’arpente les sommets depuis 15 ans déjà. Le regard plongé dans les teintes chaleureuses d’une nature somptueuse, mon esprit se libère. Du bleu du ciel au vert des vallées, de la roche sombre au blanc des glaciers.

Traversée de la Cheminée | Passage clé vers le sommet de la Haute Cime

Quand arrive soudain le passage clé. Cet obstacle que toute montagne met sur notre voie pour nous contraindre à nous surpasser. Et pour nous rappeler sans cesse qu’elle règne en maître sur les hauteurs. Ce passage décisif, nous y pensons, nous l’attendons, et notre cœur se resserre quand nous l’apercevons. La célèbre cheminée qui entrave l’arête de Sélaire se profile à l’horizon. Nous prenons une courte pause avant de nous attaquer à ses parois verticales. Le massif qui nous surplombe découpe l’horizon de ses pics acérés quand le soleil parvient à s’immiscer entre deux de ses sommets. En nous transmettant un peu de sa chaleur, il semble nous exhorter à vaincre les difficultés. De passer pour quelques instants de l’ombre à la lumière, je réalise à quel point le soleil est source de toute vie.

Puis, il est temps pour nous de replonger dans l’ombre, sur ce caillou déchiqueté, cette arête en miettes. La paroi accroche bien car elle est peu fréquentée. C’est l’avantage des voies méconnues. Au pied de la cheminée, nous nous apprêtons à effectuer nos pas d’escalade les plus durs de la traversée. Trois spit gisent au sol. Les blocs sur lesquels ils étaient fixés ont dû s’effondrer. La montagne bouge, sa pierre s’effrite. Johann, qui a gravi l’arête de Sélaire deux ans plus tôt, la découvre aujourd’hui bien différente. Plus froide et insaisissable. Derrière nous, le panorama est exceptionnel. Quelques nuages sillonnent le ciel, comme pour nous faire comprendre que nous appartenons pour quelques heures à cet autre monde. Ce royaume de la haute montagne qui m’attire irrésistiblement. Et je me rends compte du dénivelé que nous avons parcouru et de la verticalité de la paroi sur laquelle nous nous trouvons.

La cheminée porte bien son nom. Les fragments de roche laissent place à des plaques plus épaisses mais tout aussi instables. Et face à tout ce chaos, je me demande à quoi ressemble le centre de la montagne. La Haute Cime a-t-elle le cœur dur ou friable ? Et quelle sera l’apparence des Dents du Midi dans des milliers d’années ? Que restera-t-il de ce massif que j’aime tant s’il se désagrège chaque jour davantage ? Seules ses roches les plus dures subsisteront, me répond Johann. Érosion inéluctable de la nature et du temps.

Malgré les difficultés, je prends plaisir à grimper au sommet de cette cheminée. J’ai toujours été plus à l’aise à marcher dans la neige qu’à escalader les rochers. Mais la Haute Cime m’encourage à améliorer ma technique d’alpiniste pour pouvoir atteindre de nouveaux objectifs. Et tout l’hiver, c’est décidé, je m’entraînerai pour revenir l’année prochaine plus serein au contact des montagnes. Car pour vivre pleinement de telles ascensions, il faut s’y préparer.

Au sommet des Dents du Midi | Le cœur des Alpes valaisannes

Après avoir redoublé d’efforts, nous réussissons enfin à nous extirper de cette cheminée. Pour nous récompenser, les Dents du Midi nous offrent une vue extraordinaire sur la Dent Jaune et les Doigts. Quelle sensation prodigieuse de les savoir si proches ! Mon regard est envoûté par les plis de ce massif qui semblent me conter son histoire fascinante. Debout sur des copeaux de roche rougie par le soleil, me voilà plongé aux origines du monde. Lorsque l’affrontement des plaques tectoniques a fait jaillir les montagnes.

Nous attaquons maintenant la dernière étape de notre traversée. Le vide sous nos pieds, nous nous sentons petits. Et de ce point de vue vertigineux, j’aperçois, minuscule, le lac de Soi, oasis bleutée dans l’immensité du paysage. À 200 mètres du sommet, nous découvrons sa croix. Elle brille au soleil alors que nous demeurons dans la fraîcheur de l’ombre. Des randonneurs arrivés par le sentier profitent d’un pique-nique. Midi arrive et la faim me taraude. Franchissant les derniers mètres qui me séparent du sommet, je rêve d’un sandwich bien garni que pourtant je n’ai pas. Il me faudra attendre jusqu’au soir pour enfin me rassasier. Je retrouve avec émotion le lieu de mon ancien bivouac et cette vue à couper le souffle. Sous un soleil radieux, les Alpes déploient toute leur grandeur. La roche et la glace fusionnent pour nous offrir un spectacle merveilleux.

Du sommet de la Haute Cime au pied des Dents du Midi | Descente par l’arête des Lacs

Après quelques minutes de repos au sommet de la Haute Cime, nous redescendons. Nous faisons quelques pas sur le sentier de la voie normale avant de le quitter pour suivre l’arête des Lacs. Nous rejoignons le Couloir des Lacs en rappel pour arpenter ensuite la Pente des Lacs, au-dessus du lac d’Antème. La roche sombre et poussiéreuse contraste avec le blanc des plaques de neige qui ponctuent la paroi. Elles sont encore dures et nous n’avons pas emporté nos crampons. Alors, Johann n’a d’autre solution que de tailler quelques marches dans la neige pour que nous puissions avancer sans encombre.

Après un peu moins de 2 heures de descente, nous voilà de retour au pied de l’arête de Sélaire. Je photographie la montagne en souvenir de notre voyage. Le glacier de Soi pour immortaliser sa fragile existence. L’arête que nous avons franchie et la Haute Cime. Désormais prise dans les nuages, elle apparaît bien solennelle. Les strates de notre ascension défilent sous nos yeux comme les étapes d’une vie. Puis, nous rejoignons le lac de Soi. Alors que nous l’avions laissé dans l’obscurité de l’aube naissante, il rayonne à cette heure au soleil, reflétant dans ses eaux les flancs de la montagne. Johann et moi, heureux de retrouver le lac et sa verdure, nous y reposons quelques minutes avant de nous remettre en route pour rentrer chez nous.

Johann avait raison, cette aventure au sommet des Dents du Midi était sensationnelle. Jamais je n’aurais imaginé un jour gravir la Haute Cime par l’arête de Sélaire. Et je suis impatient de retourner là-haut pour me nourrir à nouveau de la splendeur du panorama que la montagne nous offre. Alpinisme et photographie sont deux pratiques différentes et si complémentaires. Alpiniste, je dois être rapide pour éviter de tomber dans les pièges que les sommets me tendent. Photographe, je contemple la montagne, et à force de l’observer, je ressens sa force au fond de moi. Avoir vécu des moments intenses à son contact, avoir passé des heures à vibrer avec elle, l’avoir immortalisée sous son jour le plus grandiose, enrichit ma pratique de l’alpinisme. Comme mes ascensions au contact de sa roche font évoluer mon art photographique. Mais, une chose est sûre, rien n’est plus émouvant que de côtoyer les flancs d’un sommet qui vous est cher. Et je voue un amour immense au massif des Dents du Midi.

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Thomas Crauwels

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