Aventurier du ciel à l’âme visionnaire, Eduard Spelterini mène son existence comme il sillonne les airs. Guidé par les vents, il suit son instinct, par-delà les Alpes et dans le monde entier. Audacieux et volontaire, il veut marquer son temps. Cet as de l’aérostat, avant-gardiste des hauteurs, n’a de cesse d’innover, mettant au défi les obstacles de lui résister. Son œuvre impérissable constitue aujourd’hui un patrimoine inestimable. Portrait d’Eduard Spelterini, aérostier de légende et pionnier de la photographie aérienne.
D’Eduard Schweizer au grand Spelterini | Ses rêves de jeunesse
Fils de Sigmund Schweizer et de Maria Magdalena Sütterlin, le jeune Eduard voit le jour le 2 juin 1852 à Bazenheid, un village du Toggenburg, dans le canton suisse de Saint-Gall. Rien ne prédestine alors cet enfant d’aubergiste à devenir quelques années plus tard un véritable héros des temps modernes, pionnier de l’aérostation et précurseur illustre de la photographie aérienne.
À l’âge de 8 ans, il quitte sa région pour s’installer, avec sa famille, en Italie du Nord, dans la province de Côme. Il poursuit alors ses études à Lugano, au sud de la Suisse, puis à Milan, avant d’intégrer le Conservatoire de musique de Paris. Eduard Schweizer rêve de chanter sur scène les plus grands airs d’opéra. Et lorsqu’il imagine son avenir sous les projecteurs, une envie le taraude, irrépressible et dévorante : et s’il se forgeait une nouvelle identité, digne de son personnage, charismatique et passionné ? C’est décidé, il s’appellera désormais Eduard Spelterini, artiste virtuose à l’âme italienne ! Mais, alors qu’il aspire à fouler les planches des scènes d’Europe, le couperet tombe, implacable et sans appel. Une pneumonie sévère le contraint à mettre fin à sa carrière prometteuse.
Le capitaine Eduard Spelterini | Aéronaute à l’âme d’artiste
N’ayant d’autre choix que de changer de cap, il entre en 1873 à l’Académie d’aérostation météorologique de France, située à Paris. 4 ans d’études et 17 ascensions en solitaire plus tard, il obtient sa licence de pilote de ballon en 1877. Le vent tourne et Eduard Spelterini compte bien marquer son temps en offrant des ailes à l’homme. Dans les années 1880, il effectue des vols commerciaux au-dessus de l’Europe et de l’Afrique. Mais, il nourrit l’espoir d’aventures plus exaltantes. En 1887, son chemin prend un nouveau tournant, à la hauteur cette fois de ses plus folles ambitions. Il confie à la société parisienne Surcouf la confection de son premier aérostat, un ballon à gaz dont l’enveloppe de soie jaune affiche un volume de 1500 mètres cubes. Il baptise sa compagne vaporeuse du nom mythique d’une divinité céleste, Urania, muse de l’astronomie aux parfums d’odyssées.
Le 5 octobre 1887, Eduard Spelterini décolle de Vienne pour son premier voyage à bord de cet aérostat. Première étape d’un parcours exceptionnel. Il s’installe ensuite au Royaume-Uni et s’associe à Leona Dare, acrobate et trapéziste américaine. Ensemble, ils proposent au public des spectacles étourdissants, lui aux commandes de l’Urania et elle suspendue dans le vide à la nacelle du ballon. Les journalistes, invités à bord, sont conquis par leurs prouesses aériennes. Ils se produisent ainsi à travers toute l’Europe, attirant les spectateurs par milliers. Ils savourent leur succès avant de mettre fin à leurs représentations quelques mois plus tard.
Le grand Eduard Spelterini | Triomphe de l’aérostat à travers le monde
Eduard Spelterini s’en va alors parcourir le monde, multipliant les ascensions, de Paris à Londres, de Bucarest à Athènes et de Naples à Istanbul. Au printemps 1890, il survole les pyramides de Gizeh, symboles de grandeur et de magnificence. L’engouement pour les vols en ballon est alors si puissant que chacun de ses départs donne lieu à des festivités. Après avoir payé leur droit d’entrée, les milliers de curieux se massent autour du capitaine Spelterini et de son engin magique. Portés par la mélodie d’orchestres enjoués, ils se divertissent et se restaurent en attendant, impatients et fébriles, le moment du décollage.
Eduard Spelterini accueille à bord de l’Urania fortunés intrépides et scientifiques audacieux. Les membres de la haute société les plus téméraires se pressent autour de lui. Dans les airs, il offre à ses convives une expérience inoubliable. Grand seigneur et maître aéronaute, il se joue du danger et grimpe sur le bord de sa nacelle pour entonner une aria. Puis, il sort le champagne et quelques gourmandises pour parfaire le voyage.
La foule est conquise par ses démonstrations. Rendez-vous compte que l’homme vole désormais ! Émerveillé de voir l’Urania sillonner ainsi les airs, le public cloué au sol ne peut qu’applaudir et se contente de rêver. Car, il le sait, seule l’élite peut prétendre un jour à vivre de telles ascensions. Ce constat est-il à l’origine d’une idée de génie ? À partir de 1890, Eduard Spelterini décide en effet de photographier le monde vu d’en haut. Puisqu’il ne peut faire voler tous ses admirateurs, à lui de rapporter sur terre la beauté grandiose des panoramas aériens. Mais, à l’époque, bien sûr, le matériel est lourd et encombrant. Imaginez-vous réussir à stabiliser sur le bord d’une nacelle en vol un appareil photo de près de 60 kg !
Eduard Spelterini | Pionnier de la photographie aérienne
L’opération est périlleuse mais l’aéronaute relève haut la main ce nouveau défi. En 1893, Eduard Spelterini est le premier à photographier la Suisse depuis les airs. Pionnier de la photographie aérienne, il réalise des clichés à couper le souffle tant sur le plan technique qu’esthétique. Enfin, le monde découvre, au fil de ses conférences et des expositions, la Terre vue du ciel ! Pour la première fois, le public contemple les plus célèbres monuments et les plus beaux paysages comme le ferait un oiseau. À travers ses œuvres, les gens voyagent au-dessus des pyramides d’Égypte, de l’Afrique du Sud, des Alpes ou de leur propre ville comme dans un songe. L’expérience est sensationnelle et fabuleuse.
L’homme porte désormais un nouveau regard sur le monde qui l’entoure, prenant plus nettement conscience de sa splendeur comme de sa réalité. Du spectacle aérien, l’œuvre d’Eduard Spelterini se tourne alors vers la science. L’aéronaute accompagne ainsi dans les airs de nombreux scientifiques, physiciens, médecins, géologues ou cartographes, pour y mener des expériences. Parmi ses passagers célèbres, il compte notamment le comte von Zeppelin, qui consolide à ses côtés son expérience dans le maniement des aérostats.
Photographie aérienne en aérostat | Exploit d’Eduard Spelterini au sommet des Alpes
C’est en 1898 qu’Eduard Spelterini réalise son plus bel exploit. Tout commence lorsque le géologue Albert Heim lui suggère de traverser les Alpes en ballon. Une telle première serait retentissante ! Un véritable coup d’éclat ! Et notre aéronaute visionnaire est friand de ces mises en lumière. Piloter un aérostat n’est déjà pas chose facile, mais survoler la haute montagne en ballon relève du coup de force ! L’idée germe alors peu à peu dans son esprit. Nul doute : pour réussir pareille entreprise, il lui faut un ballon plus imposant. Grâce au soutien de plusieurs mécènes, il décide d’acheter le Wega, dont la capacité de 3260 mètres cubes est deux fois plus importante que celle de l’Urania. Un géant des airs pour conquérir les Alpes !
L’équipée d’Eduard Spelterini partira de Sion. Le 20 septembre 1898, sa montgolfière arrive de Zurich en pièces détachées. Sur la place de la Planta, notre aérostier supervise son assemblage. Jour après jour, elle prend forme et le 29 septembre, le public voit surgir la créature qui se gonfle lentement de gaz à hydrogène. Le Wega pèse à lui seul près de 1500 kg, et les sacs de sable accrochés à sa panse doublent facilement son poids.
Dans la matinée du 3 octobre 1898, Eduard Spelterini s’envole en compagnie de deux scientifiques et d’un assistant. Une foule assiste au décollage du Wega, massée sur la place de la Planta et dans les habitations alentour. La capitaine ordonne le départ sous les applaudissements et les encouragements d’un public enthousiaste, qu’il salue fièrement, la casquette à la main. En quelques minutes à peine, l’équipage grimpe à plus de 2000 mètres d’altitude.
Il prévoit de traverser les Alpes du Valais jusqu’au canton d’Uri. Mais, les vents défavorables dirigent son ballon vers le massif des Diablerets. Du lac de Neuchâtel, il rejoint les sommets du Jura avant d’atterrir vers 18 h près de Besançon, dans le village français de Rivière-les-Fossés. 250 km d’un voyage exceptionnel à plus de 5000 mètres d’altitude au cours duquel il ne manque pas de photographier les plus beaux panoramas. Eduard Spelterini, précurseur de la photographie aérienne, entre dès lors dans l’histoire en ayant réalisé la première traversée des Alpes en aérostat.
Photographies aériennes du Mont-Blanc | Témoignage exceptionnel d’Eduard Spelterini
Capitaine de renom, il consacre les années suivantes à la poursuite de sa quête. Survoler le monde et l’immortaliser, dépasser sans cesse ses limites et faire savoir à tous à quel point la Terre est belle. Il parcourt les Alpes en tous sens. Et, en 1909, il réalise une série exceptionnelle de photographies aériennes du massif du Mont-Blanc.
Le 8 août, il s’envole de Chamonix-Mont-Blanc avec le comte de Chateaubriand, Otto Dunker et Frantz Reichel. Eduard Spelterini a bien l’intention de rejoindre le sommet du mont Blanc mais, là encore, les vents ont pour lui d’autres projets. Le ballon est entraîné vers la mer de Glace et le glacier d’Argentières avant de disparaître au loin. Sans nouvelles de l’équipage, le doute s’empare du monde. Eduard Spelterini se serait-il écrasé ? Serait-il mort, à jamais vaincu par les colosses alpins ? Le suspense est à son comble quand, alors que l’on perd espoir de le revoir un jour, il parvient enfin à envoyer une dépêche. Le 10 août, après avoir parcouru 160 km au-dessus des Alpes, il vient enfin de se poser dans le canton suisse du Tessin.
Eduard Spelterini | De la lumière du succès à l’ombre de l’oubli
Mais le vent tourne et Eduard Spelterini vit bientôt ses dernières heures de gloire. Sous les feux meurtriers de la Première Guerre mondiale, impossible de voler. Les frontières se ferment et les aérostats restent cloués au sol. Puis, c’est au tour de l’avion d’entrer dans la lumière. Les nouveaux engins sont plus aisés à piloter, plus fiables et plus précis. Les montgolfières ne peuvent lutter face à leurs adversaires dernier cri. Les aéronautes basculent dans l’oubli, une page est tournée. Place désormais à l’ère de l’aviation motorisée.
Eduard Spelterini, figure du passé, épouse Emma Karpf à Londres, le 28 janvier 1914. Puis, ils se retirent tous deux à Coppet, près de Genève. Il subit de plein fouet l’inflation galopante de l’après-guerre et, en 1922, se voit contraint pour survivre de se donner en spectacle. Symbole d’un temps révolu, il pose pour des photographies dans les jardins de Tivoli, à Copenhague, et joue les capitaines à bord d’un ballon captif qui offre aux visiteurs de courtes ascensions. Le public est ravi de goûter à l’aventure, mais il trouve la tâche futile et humiliante. Après toutes les expéditions menées, les succès remportés et les honneurs reçus, comment peut-il être tombé si bas ! C’en est fini des représentations, il retourne dans l’ombre, à l’abri des désillusions et de l’amertume.
Pour clore sa carrière comme il l’a menée, alliant la bravoure à l’audace, il se lance avec panache dans un dernier voyage. En 1926, il loue un ballon avec l’aide d’amis et décolle de Zurich. Mais, en plein vol, il perd connaissance. Heureusement, son passager parvient à atterrir dans le Vorarlberg, en Autriche. Mais, c’est la dernière fois qu’Eduard Spelterini met les pieds dans un ballon. Il emménage en Autriche, dans une ferme située à Zipf, près de Vöcklabruck, et vit grâce à la vente des œufs que lui donnent ses 300 poules. Le capitaine Spelterini, héros du ciel acclamé par les foules, pionnier de la photographie aérienne et aéronaute de légende, tire sa révérence le 16 juin 1931 dans l’anonymat le plus total.
Photographies aériennes d’Eduard Spelterini | Une collection unique
De nos jours, le satellite, l’avion, l’hélicoptère, l’ULM ou le paramoteur, le ballon captif, le drone ou bien le cerf-volant sont autant de moyens de prendre de la hauteur pour photographier du ciel les plus belles perspectives. Les vues aériennes font partie de notre quotidien et leurs usages sont divers, documentaires, scientifiques, militaires ou artistiques. Le temps de l’aventure hasardeuse et trépidante est révolu, mais les clichés d’Eduard Spelterini nous fascinent pourtant comme à la première heure. L’héritage qu’il nous lègue est unique et inestimable. Il y a plus de 100 ans, il parcourait le monde pour présenter son œuvre lors d’expositions ou de projections de diapositives. Ovationné par le public et par les critiques, il remporte plusieurs prix à l’occasion des expositions aéronautiques de Milan, de Paris, de Bruxelles et de Francfort.
Les photographies aériennes d’Eduard Spelterini tombent un temps dans l’oubli jusqu’à ce jour de 2007 où elles sont identifiées parmi les archives fédérales. 130 clichés réalisés entre 1893 et 1924 refont ainsi surface. Plaques de verre et tirages sont aujourd’hui conservés au cabinet des estampes de la bibliothèque nationale suisse. Les tirages peuvent être consultés sur place tandis que les plaques de verre, numérisées en haute définition, figurent en accès libre sur Wikimedia Commons. Elles sont également visibles dans la base de données en ligne des fonds d’archives de la bibliothèque nationale (HelveticArchives).
Les photographies aériennes d’Eduard Spelterini marquent à jamais l’histoire. En plus d’ouvrir la voie à de nouveaux projets, elles offrent un regard inédit sur nos paysages, et en particulier sur les reliefs alpins. Outre leur intérêt documentaire, elles relèvent de l’art. Eduard Spelterini s’approprie l’espace et joue en véritable virtuose avec l’ombre et la lumière. Il parvient à saisir le portrait des plus belles villes d’Europe comme des plus célèbres monuments et sublime les contours des paysages qu’il survole.
Photographies aériennes de la mer de Glace | Un héritage précieux d’Eduard Spelterini
Mais, ses photographies sont avant tout le témoin d’une histoire millénaire qui s’efface sous nos yeux. Celle des hautes montagnes et de leurs glaciers, neiges éternelles désormais fugaces. Ses images de la mer de Glace, prises en 1909, constituent le témoignage accablant de son recul inexorable. Un héritage précieux qui nous laisse pourtant bien amers. Lorsqu’il a réussi l’exploit de parcourir ainsi la mer de Glace, Eduard Spelterini n’imaginait pas que les glaciers constitueraient 100 ans plus tard un enjeu majeur des sciences environnementales. Jamais il n’aurait pensé que ces rivières de glace allaient à ce point souffrir du réchauffement climatique.
Au cours de ces dernières années, la technologie s’est emparée des photographies qu’il a réalisées au-dessus du Mont-Blanc. Grâce à la photogrammétrie, une représentation 3D de son expédition a vu le jour, donnant un aperçu incroyable du paysage alpin tel qu’il se présentait en 1909. Puis, en 2017, une équipe de l’université de Dundee a parcouru de nouveau l’itinéraire suivi lors de ce vol historique, cette fois à bord d’un hélicoptère. S’aidant des coordonnées GPS mises en évidence lors de la numérisation des photographies d’Eduard Spelterini, chercheurs et photographes ont pu reprendre des clichés équivalents aux siens.
La reconstruction en 3D issue de cette nouvelle exploration est sans appel. Même si les études sont nombreuses sur le sujet, voir ainsi l’un et l’autre des panoramas nous confronte à l’effrayante réalité. La régression phénoménale de la mer de Glace, vertigineuse et désolante, éveille nos consciences. Lorsqu’ils arrivent à la gare de Montenvers pour la contempler, les touristes surplombent aujourd’hui une vallée au fond de laquelle le glacier tente de survivre. À cet endroit, le niveau de la glace a baissé de 100 mètres depuis 1909. Le constat est déchirant et nous montre, s’il en était encore besoin, à quel point le patrimoine photographique que nous a légué Eduard Spelterini est essentiel et bouleversant.
Eduard Spelterini figure parmi les plus grands aérostiers de son temps. Au cours de sa carrière remarquable, il réalise près de 570 vols en Europe, en Afrique et au Proche-Orient. Dotant l’homme d’ailes ferventes, il ouvre la voie tant aux pilotes héroïques qu’aux photographes valeureux. Et même si nos mémoires ont effacé l’empreinte de son parcours pourtant brillant, son œuvre demeure, éblouissante et douloureuse. Comme l’héritage des Alpes, merveille de la nature aux stigmates indélébiles.