L’audace chevillée au corps et l’âme volontaire, Edward Whymper mesure son chemin à l’aune de ses réussites. Le parcours de cet alpiniste de légende est gravé dans la roche comme le dénouement tragique de sa victoire sur le Cervin. Explorateur des hauteurs, il donne son nom aux itinéraires qu’il inaugure. Amoureux de la montagne, il n’a pourtant de cesse de vouloir la vaincre. Comme un défi lancé aux lois de la nature, comme un besoin viscéral d’entrer dans la lumière. Portrait d’un aventurier à la cime des Alpes, Edward Whymper, conquérant du Cervin et alpiniste inoubliable.
Edward Whymper | Dessinateur londonien à la découverte des Alpes
Fils de Josiah Wood et d’Élisabeth Claridge, Edward Whymper voit le jour à Londres le 27 avril 1840. Deuxième né d’une fratrie de onze enfants, il s’épanouit pourtant dans la solitude. D’une curiosité insatiable et d’une vive acuité d’esprit, le jeune Edward observe le monde, analyse et se questionne. Au fil des années, son ambition grandit. Il rêve d’aventure et de défis audacieux. Alors qu’il fête ses 15 ans, il écrit dans son journal : « Ai pris la résolution de me lever plus tôt, car c’est un des meilleurs moyens de parvenir au succès. » Ces mots résonneront bien au-delà de son enfance, comme le présage de la conquête des plus hauts sommets du monde. Comme une soif de victoire, un appétit pour le triomphe.
Mais, pour l’heure, il doit suivre les traces de son père, graveur sur bois et aquarelliste. À 14 ans, malgré son goût prononcé pour les sciences et la nature, il devient apprenti dans l’atelier familial. Dessinateur de talent et habile graveur, sa vie prend un nouveau tournant en 1860, quand le célèbre éditeur londonien Thomas Longman fait appel à lui pour illustrer la série littéraire de l’Alpine Club, Peaks, Passes and Glaciers. Le destin d’Edward Whymper est en marche. Le 23 juillet 1860, il quitte l’Angleterre pour rejoindre la Suisse. C’est alors qu’il découvre les Alpes. La splendeur des montagnes et l’éclat de leurs glaciers. Les dangers que recèlent ces cimes vertigineuses. De Zermatt à Chamonix, il apprivoise les reliefs alpins pour mieux les dessiner. De l’aube à la nuit tombante, il nourrit ses cahiers d’esquisses de la beauté des paysages qu’il arpente d’un pas vif et d’un œil enthousiaste. Six semaines d’un voyage au cœur d’un monde nouveau qui l’inspire et le bouleverse.
Edward Whymper | Naissance d’un alpiniste au sommet des Alpes
Porté par le souvenir bouillonnant de cette traversée, Edward Whymper éprouve dès l’année suivante l’envie irrépressible de retrouver les Alpes. Alors que le Cervin ne l’avait pas ému plus qu’une autre montagne lors de son premier périple, il semble cette fois céder à son charme. Non pour sa grandeur ni l’élégance de ses traits, mais pour la virginité de cette cime inaccessible. Être le premier à gravir cette pyramide indomptable : le défi paraît à la hauteur de son ambition extrême. Mais, le moment n’est pas encore venu pour lui de rejoindre les étoiles. L’illustrateur britannique doit encore faire ses preuves à flanc de roche abrupte et de failles insidieuses.
En 1861, Edward Whymper fait ses premiers pas d’alpiniste au sommet du mont Pelvoux. Des hauteurs du massif des Écrins, il envisage son premier exploit. Le 25 juin 1864, il réalise la première ascension de la Barre des Écrins, aux côtés de son guide Michel Croz, et des alpinistes anglais Adolphus W. Moore et Horace Walker. Les victoires s’enchaînent ensuite et ses explorations le mènent sur les terres granitiques du massif du Mont-Blanc. Le 24 juin 1865, alors qu’il étudie la meilleure façon d’aborder l’Aiguille Verte, il effectue avec Michel Croz, Christian Almer et Franz Biner, la première ascension des Grandes Jorasses par la pointe Whymper. Délaissant alors la pointe Walker, point culminant de la montagne encore invaincu, qui était pourtant à portée de ses mains. Quelques jours plus tard, le 29 juin 1865, il réalise donc la première ascension de l’Aiguille Verte par le couloir Whymper, accompagné cette fois encore de Christian Almer et de Franz Biner.
Face à l’absence de Michel Croz dans cette aventure, les Chamoniards contiennent leur colère et leur indignation. Comment ce dessinateur anglais, alpiniste néophyte, peut-il prétendre à de telles prouesses ? Arrogance folle ou volonté outrageuse, l’offense est intolérable. La riposte ne se fait pas attendre : six jours plus tard, le 5 juillet 1865, Michel Croz et son équipe réussissent la deuxième ascension de l’Aiguille Verte, ouvrant ainsi une nouvelle voie d’accès à la montagne par l’arête du Moine.
L’alpiniste Edward Whymper | Conquérant du Cervin
Edward Whymper a l’âme d’un conquérant et non celle d’un artiste. Peu lui importe si la voie est belle, peu importe sa difficulté, seule résonne en lui son obsession pour les sommets. Il n’a qu’un objectif : atteindre le premier les cimes vierges les plus épineuses et les plus convoitées. L’efficacité prime pour lui sur l’élégance et les tours de force n’ont ainsi de valeur que s’ils mènent au succès. Alors qu’il s’acclimate aux altitudes les plus étourdissantes, alors qu’il s’accoutume aux exigences de la roche et à la rigueur des vents, il nourrit un dessein bien plus spectaculaire. Celui de conquérir le roi tant convoité, seigneur du Valais, invincible géant. Parvenir le premier au sommet du Cervin et, sous les yeux rageurs des plus célèbres alpinistes, exulter d’avoir vaincu les Alpes et leur montagne de légende. Après plusieurs tentatives infructueuses par son versant italien, il décide d’approcher le mont Cervin par sa face valaisanne. Désormais convaincu que l’impression vertigineuse qu’elle donne de Zermatt n’est qu’une apparence trompeuse.
Accompagné de Francis Douglas, des Taugwalder père et fils, de Charles Hudson, de Douglas Hadow et de Michel Croz, il s’engage sur l’arête du Hörnli. Et le 14 juillet 1865, Edward Whymper marque à jamais l’histoire en réalisant la première ascension du Cervin. Dernier bastion des Alpes, invulnérable et pur, dernier rempart d’une nature sauvage à l’orée des nuages et de l’aube céleste. Il inaugure ainsi la voie normale pour gravir le Cervin. Mais, l’exploit tourne au drame quand, lors de la descente, Douglas Hadow chute, entraînant avec lui plusieurs membres de la cordée. Sous le poids des alpinistes, la corde qui les relie se rompt alors brutalement. Quatre membres de l’équipe périssent dans cet accident. Parmi eux, le guide chamoniard Michel Croz. Edward Whymper et les Taugwalder sont les seuls survivants de cette équipée mortelle.
À jamais marqué par l’horreur de cette tragédie, le conquérant du Cervin laisse à d’autres les courses aux premières et se détourne pour un temps des Alpes. Si d’aventure vous souhaitez revivre à ses côtés ses plus belles ascensions, Edward Whymper publie en 1871 Scrambles Amongst the Alps in the Years 1860 – 1869, illustré par des gravures de sa composition. De son récit, une phrase résonne plus que les autres : « Grimpez si vous le voulez, mais n’oubliez jamais que le courage et la force ne sont rien sans prudence, et qu’un seul moment de négligence peut détruire une vie entière de bonheur. » Car, sachez que chaque nuit jusqu’à sa mort, un seul rêve le hante : la chute inexorable de ses compagnons de cordée, leurs mains impuissantes s’accrochant au vide, l’écho insoutenable de leurs cris d’effroi.
Edward Whymper par-delà des Alpes | Du Groenland aux montagnes de l’Équateur
Le regard d’Edward Whymper se tourne alors vers d’autres continents. En 1867, il s’engage aux côtés de Robert Brown, célèbre explorateur écossais, pour une expédition au Groenland. Il en rapporte une collection remarquable de fossiles, étudiés puis déposés au British Museum. En démontrant que ce territoire de glace peut être parcouru à traîneau, il contribue à faire progresser l’exploration arctique. En 1872, il prend de nouveau part à une expédition visant à observer le littoral de cette île exceptionnelle.
Mais, un conquérant n’échappe ni à son ambition ni à sa destinée. Le temps est venu pour Edward Whymper d’accomplir de nouvelles performances. Loin de l’ombre sinistre des Alpes, il s’empare des plus hauts sommets du monde. En 1880, il part en Équateur pour étudier le mal aigu des montagnes et les effets d’une pression atmosphérique réduite sur le corps humain. Accompagné du guide italien Jean-Antoine Carrel, il réalise le 4 janvier la première ascension du volcan Chimborazo, qui culmine à plus de 6000 mètres d’altitude. Non content de cette réussite, il y retourne le 3 juillet suivant par ce qui demeure aujourd’hui l’itinéraire normal.
Durant plus de six mois, il parcourt la cordillère des Andes, enchaînant les exploits et les découvertes. Au fil des 36 nuits qu’il passe à plus de 4000 mètres d’altitude, il bivouaque en février au sommet du Cotopaxi, le plus haut volcan en activité du monde. Puis, en quelques semaines à peine, du 23 février au 29 juin 1880, il réalise les premières ascensions de huit autres géants des Andes : le Sincholagua, l’Antisana, le Guagua Pichincha, le Cayambe, le Sara-Urcu, le Cotacachi, l’Illiniza et le Carihuairazo. À plus de 5000 mètres d’altitude, il triomphe des plus éminentes montagnes de l’Équateur.
Aux prouesses sportives se joignent des recherches scientifiques. Car, ainsi perchés à la cime du monde, Edward Whymper et son équipe récoltent des données. Charriant avec eux des kilos de roches et de cendres, ils effectuent des prospections géologiques, glaciologiques et volcaniques pour faire progresser la science. Salué par la société géographique royale à son retour en Angleterre, Edward Whymper publie le récit de son équipée andine en 1892. Son ouvrage, intitulé Travels amongst the Great Andes of the Equator, fait figure de référence, éclairant scientifiques et alpinistes sur les contraintes de la vie à très haute altitude dans une région alors méconnue du monde occidental.
L’alpiniste se tourne ensuite vers d’autres horizons. Entre 1901 et 1905, il réalise les premières ascensions de sommets canadiens des montagnes Rocheuses. Mais, quand l’amour des Alpes coule en vos veines, votre cœur bat pour toujours au rythme de ses cimes. Au crépuscule de sa vie, Edward Whymper, par-delà les glaces de l’Arctique et les plateaux andins, entend l’appel des montagnes. L’histoire se termine où elle a commencé, au cœur du Mont-Blanc, sous le regard des Alpes. Chaque été, il séjourne à Chamonix, dans une chambre de l’hôtel Couttet. Il y prépare la publication de ses derniers ouvrages : Guide to Chamonix and the Range of Mont-Blanc paraît en 1896, et The Valley of Zermatt and the Matterhorn au cours de l’année suivante. Puis, dans un dernier souffle, il s’éteint le 19 septembre 1911. À 71 ans, Edward Whymper rejoint pour toujours les étoiles qu’il a tant aimées. Et s’il vous vient un jour l’envie de lui rendre hommage, il repose aujourd’hui au cimetière anglais de la station de Chamonix.
Éternel conquérant du Cervin, Edward Whymper marque, par ses exploits, les dernières heures de l’âge d’or de l’alpinisme. Éclairant les Alpes d’une flamme impétueuse, il ouvre la voie à d’autres aventures. Au seuil du XXe siècle, les sommets se dévoilent au monde et les hommes s’y pressent. Parcourant les flancs de ces montagnes fabuleuses, à fleur de glacier et face à la ferveur des vents. S’il leur arrive alors de tendre l’oreille, l’écho de sa voix résonne désormais : « N’agissez jamais à la hâte, prenez garde au moindre pas. Et dès le début, pensez que ce pourrait être la fin. » Car la montagne exige à chaque instant le meilleur de nous-même.