Si les montagnes occupent une place centrale dans de nombreuses civilisations et mythologies – étant par exemple le refuge des dieux –, ce n’est que tardivement que l’homme s’y est intéressé. L’ascension du mont Ventoux par Pétrarque le 26 avril 1335 est l’une des tout premières du genre. Elle est souvent considérée comme la première prise de conscience de la perception du paysage et de la montagne, même si l’affirmation est un peu exagérée. Quelques mois avant que Colomb ne découvre l’Amérique, le 26 juin 1492, Antoine de Ville gravit sur ordre du roi de France Charles VIII le mont Aiguille, sommet de 2087m situé dans le Vercors. Le sommet était entouré de légendes, mais surtout réputé inaccessible. L’ascension, résultat d’une expédition longuement préparée, provoquera un grand engouement. La deuxième ascension du mont Aiguille ne s’est par contre faite qu’en 1834.
Engouement pour la montagne chez les humanistes suisses du XVIe siècle
L’engouement pour les montagnes prend son véritable essor dans la Suisse du XVIe siècle, au sein d’un cercle d’humanistes, à une époque de réchauffement climatique amenant un climat plus doux sur l’Europe depuis 1450 environ. Conrad Gessner (1516-1565), l’un de ces humanistes, auteur d’une Lettre sur l’admiration de la montagne, considérait celle-ci comme un milieu particulièrement privilégié et à part :
« Ici, dans un silence profond et religieux, du haut des crêtes sublimes de la montagne, on croirait presque percevoir l’harmonie, s’il en est une, des sphères célestes. »
Conrad Gessner (1516-1565)
Et même, il « déclare ennemi de la nature quiconque ne juge pas les hautes montagnes très dignes d’une longue contemplation. Assurément les parties hautes des cimes les plus élevées semblent être au-dessus des conditions ordinaires et échapper à nos intempéries, comme si elles faisaient partie d’un autre monde. »
Quelques ascensions au XVIe siècle
Martel, un ami de Gessner, trouve au sommet du Niesen l’inscription L’amour pour la montagne est le meilleur (en grec). Elle s’y trouvait toujours en 1666, comme en témoigne Muralt, l’un des premiers glaciologues, venu lui-même au sommet du Niesen. L’abondance d’inscriptions similaires laisse à penser que l’ascension du Niesen, à défaut d’autres montagnes, était une pratique courante dès la seconde moitié du XVIe siècle.
Le Pilate est gravi à trois reprises, en 1518, 1555 et 1585. La légende voulait que l’esprit tourmenté de Pilate soit venu se réfugier dans un petit lac situé sur les hauteurs de la montagne (le lac a aujourd’hui disparu) et qu’il déclenchait orages et tempêtes si on venait le déranger. Le gouvernement lucernois avait donc interdit l’ascension du Pilate. Mais c’est justement pour mettre à l’épreuve cette croyance populaire que des ascensions sont entreprises en 1518, 1555 et 1585, avec l’autorisation de la ville. La première tentative n’atteind pas le lac et ce n’est qu’en 1555 que Conrad Gessner peut témoigner qu’il ne se passe rien si on jette une pierre dans le lac. Il faut attendre la nouvelle ascension de 1585 pour que la ville de Lucerne lève l’interdiction.
Sébastian Münster
Sébastian Münster (1488-1552), humaniste et cartographe, est une autre figure importante de la découverte des montagnes en Suisse au XVIe siècle. Il en parle dans sa Cosmographie universelle, ouvrage riche en précisions et données géographiques. Les illustrations sont les plus anciennes images liées aux voyages dans les Alpes. Le savant s’attarde à décrire les animaux alpins, notamment les bouquetins, marmottes et autres tétras, dont la Cosmographie, par plusieurs planches, en propose des illustrations dont le souci de détail et de précisions est évident. Le graveur montre cependant ses limites et qu’il est emprunté pour rendre ces animaux présents uniquement en montagne, au premier rang desquels la marmotte, car cela ne correspond pas à son équipement visuel. Les chamois ont tantôt les cornes dans le bon sens, tantôt à l’envers.
La Cosmographie a servi de guide de voyage, et un Montaigne par exemple regrettera ne pas en avoir un exemplaire lorsqu’il traverse les Alpes pour se rendre en Italie. Münster, comme nombre d’auteurs contemporains ou ultérieurs, s’attarde longuement à évoquer les eaux et leurs qualités, ainsi que leurs vertus curatives en fonction de leur composition : les eaux de Loèche-les-Bains par exemple sont indiquées pour guérir de nombreuses maladies, notamment oculaires, mais également des problèmes de digestion, le manque d’appétit. Elles favorisent aussi la cicatrisation et le rétablissement suite à des fractures.
Münster est en outre, semble-t-il, le premier à remarquer l’activité des glaciers – leur avancée et leur recul –, du moins est-il le premier à la mentionner. Il imagine que la glace se purifie et se transforme en cristal, et il en veut pour preuve l’abondance des cristaux découverts dans l’environnement du glacier du Rhône. Münster rend également compte des premières explorations et mesures scientifiques sur les glaciers.
Aegidis Tschudi, père de l’histoire suisse
Aegidius Tschudi (1505-1572) fut un acteur majeur dans l’histoire de la perception des Alpes suisses au XVIe siècle et de leur découverte. Il a effectué deux voyages dans l’arc alpin, le premier durant l’été 1524.
Ce voyage est peu documenté et il est difficile de s’en faire une idée précise. Mais il a mené Tschudi du Grand Saint-Bernard au massif du Saint-Gothard en passant par le val d’Aoste et le Valais ; au Gothard, il s’intéresse aux sources du Rhin, du Tessin, du Rhône, de l’Aare et de la Reuss. Tschudi considérait cette région comme la plus élevée de Suisse, erreur reprise par la suite par nombre d’intellectuels et ce, jusqu’au XVIIIe siècle. Du Gothard, Tschudi s’est ensuite rendu au San Bernardino et dans les montagnes environnantes, dans l’actuel canton des Grisons, et finalement au Splügen.
Tschudi ne s’est pas contenté de rester sur les chemins lors de ce voyage, allant au contraire sur les glaciers, notamment le Theodulgletscher, à près de 3300 mètres d’altitude, ce qui en fait le point culminant de ce voyage. Le souci du témoignage et de la vision est patent chez Tschudi, lui qui ajoute fréquemment dans ses notes vidi, un moyen d’attester qu’il a bien vu de ses propres yeux ce dont il est en train de parler.
Sur base de ces deux voyages, Tschudi publie en 1538 le livre Alpisch Rhetia. Ses contemporains ont accueilli cet ouvrage avec intérêt et ont considéré leur auteur comme un pionnier en son genre. La carte publiée dans cet ouvrage a grandement contribué à son succès et à la notoriété de Tschudi. Cette carte marque une avancée importante dans la cartographie de l’arc alpin, et donc dans la prise de conscience de ce nouvel espace, même si elle n’y mentionne aucun sommet.
Tschudi parcourt les Alpes avant tout en historien, et non en esthète du paysage. Il a d’ailleurs été surnommé l’Hérodote ou encore le « père de l’histoire suisse » par Beat Fidel Zurlauben.
Et les artistes ?
De nombreux artistes ont dû traverser les Alpes à la Renaissance pour se rendre en Italie, destination de choix pour tout artiste souhaitant parfaire sa formation. Plusieurs ont laissé des traces sur une feuille ou un tableau de leur passage dans les Alpes. C’est le cas de Pieter Bruegel l’Ancien (vers 1525-1569). Carel van Mander, biographe des peintres des anciens Pays-Bas, écrit même qu’« il avait avalé les monts et les rocs pour les vomir à son retour ».
Albrecht Dürer (1471-1528), peintre allemand, est également amené à traverser les Alpes lors de son voyage vers Venise lors duquel il peint la célèbre vue d’Arco, partiellement idéalisée. Il est indéniable que les montagnes l’ont marqué. Il représente ainsi des sommets enneigés dans le paysage visible à travers une fenêtre dans l’autoportrait conservé au Prado et peint en 1498, soit peu après le voyage vénitien. Dürer aurait même songé produire un guide de voyage illustré à travers les Alpes.
La première représentation réelle et topographiquement reconnaissable d’un paysage où des montagnes sont présentes est due à Konrad Witz (1400-1445/46), avec La Pêche miraculeuse (1444), bien que le sujet principal du tableau soit une scène religieuse. La vue est celle des bords du lac Léman près de Genève. On peut reconnaître différentes montagnes sur le tableau : Voirons, Môle, Salève. Si les Alpes françaises sont représentées de manière beaucoup plus schématique, cette vue marquera le jeune Horace-Bénédict de Saussure plus de trois siècles plus tard et le mènera à explorer et étudier les Alpes.
Léonard de Vinci (1452-1519) évoque dans son Traité de la peinture la montagne pour y discourir des couleurs à choisir pour les peindre au mieux, notamment pour rendre les effets de distance. Mais l’intérêt reste limité car Léonard de Vinci ne parle des montagnes que dans leur représentation lointaine, en arrière-fond du tableau, ce qui montre qu’elles ne constituent pas encore un sujet à part entière. Pourtant, il a voyagé à plusieurs reprises dans les Alpes et est monté au sommet du mont Bo, montagne de 2556 mètres des Alpes pennines se trouvant au sud du massif du mont Rose sur lequel il offre par ailleurs une belle vue. Léonard serait ainsi le premier peintre connu à avoir escaladé une montagne.