Partie I – Jusqu’aux années 1850
Le Cervin est sans conteste l’une des montagnes les plus connues au monde, si ce n’est la plus connue. En raison de son isolement et de sa difficulté d’accès, il n’a été découvert que relativement tardivement, même s’il apparaît sur des cartes du XVIIe siècle, comme la Carte générale des Cantons suisses et baillages qui en dépendent, éditée en 1643 et probablement la première à localiser le sommet. Ce n’est qu’au XVIIIe siècle qu’il commence à attirer l’attention et dans les années 1820 qu’il commence à être largement connu.
Une montagne aux formes uniques
Par ses formes élancées si caractéristiques, sa proéminence importante et son isolement, le Cervin a beaucoup impressionné le public et les scientifiques dès qu’il a été découvert. Les propriétés uniques du Cervin en ont fait une curiosité géologique pour les savants, qui se demandaient comment il s’est formé.
Cette question traverse une bonne partie du XIXe siècle et se retrouve déjà chez Horace-Bénédict de Saussure, l’un des premiers à parler de cette montagne. Le Genevois se demande notamment quelle force a agi sur le sommet pour lui donner sa forme actuelle, mais il est aussi très impressionné par le sommet, évoquant un « magnifique rocher ». James David Forbes, glaciologue et alpiniste écossais disciple de Saussure, est comme son maître frappé par la montagne, qu’il jugeait sans pareil.
Ruskin considérait pour sa part le Cervin comme une montagne pure, c’est-à-dire une montagne qui, au contraire des autres, n’a connu aucune forme d’érosion, une montagne qui a gardé sa forme originelle.
Töpffer
Rodolphe Töpffer (1799-1846) est un des écrivains les plus importants ayant écrit sur les Alpes. Il a en effet écrit plusieurs ouvrages importants et très lus à l’époque, notamment Voyages en zig-zag ou l’Excursion dans l’Oberland bernois. Son Excursion dans les Alpes est le premier voyage lithographié. En 1832, il effectue un voyage autour du mont Blanc jusqu’à Zermatt. Il a été très impressionné par le Cervin, se demandant : « D’où vient donc, d’où vient l’intérêt et le charme puissant avec lequel ceci se contemple ? »
Avant d’affirmer : « Plus d’un homme qui oubliait Dieu dans la plaine, s’est souvenu de Lui aux montagnes. »
Également artiste, il propose une vue du Cervin depuis le Heibalmen, où le sommet ressemble à un cristal géant.
Développement du tourisme
Le tourisme se développe vraiment à Zermatt à partir de 1854 et la construction de l’hôtel Monte Rosa d’Alexandre Seiler sur les bases d’une petite auberge. Les guides touristiques jouent également un rôle important dans la promotion de Zermatt et du Cervin. C’est le cas du guide anglais le plus lu au XIXe siècle, le Handbook for Travellers de Murray. Dans l’édition de 1854, Zermatt est définie comme une jeune Chamonix, signifiant par-là qu’il s’agit de la nouvelle station alpine en vogue. L’édition de 1854 renferme aussi la première illustration du Cervin dans un guide touristique.
Et du côté des artistes ?
Il est évidemment impossible de brosser un portrait exhaustif des représentations du Cervin, ne serait-ce qu’au XIXe siècle. Nous nous concentrons ici quelques exemples tirés des premières d’entre elles.
Comme la découverte du Cervin est tardive, les premières représentations sont relativement récentes. Il est toujours dangereux de s’aventurer à affirmer qui est le premier à avoir fait quelque chose, mais il semblerait que le premier à avoir représenté le Cervin soit Marc-Théodore Bourrit (1739-1819), en 1803, depuis le Theodulpass. Mais Bourrit ne caractérise pas particulièrement le sommet, le noyant dans une chaîne de montagnes.
Hans Conrad Escher von der Linth (1767-1823) est probablement le premier à proposer une représentation du Cervin où il est reconnaissable, en août 1806. Il l’a en fait représenté à deux reprises, une fois depuis Zermatt, le 14 août, et une fois depuis Valtournanche, le 16 août. Comme c’est souvent le cas dans les premières représentations du Cervin, ce dernier n’est pas le sujet unique de la composition ; Escher introduit au contraire une présence humaine, une église et quelques constructions.
Si le Cervin commence à acquérir une certaine notoriété en 1820, c’est en bonne partie grâce à la gravure de Johann Jacob Meyer parue dans l’Helvetischer Almanach für das Jahr 1820, aussi publiée dans l’Essai statistique du Canton du Valais de Philippe Bridel. Comme Escher, Meyer inscrit le sommet dans une composition pastorale, avec des chalets et des bergers au premier plan. Le Cervin se présente sous son profil le plus connu, celui de Zermatt.
Premières photographies du Cervin
La première photographie du Cervin est très probablement le daguerréotype pris le 8 août 1849 par John Hobbs pour le compte de John Ruskin depuis les rives du Riffelsee. Ce lac offre en effet l’avantage de pouvoir photographier tant le Cervin que son reflet dans le lac. De nombreux photographes et artistes ont imité John Hobbs en posant leur chevalet ou leur trépied au Riffelsee : Adolphe Braun, Charles Gos, Gabriel Loppé, etc. Le Riffelsee est encore de nos jours un lieu très prisé pour photographier le Cervin.
Riffelberg et le Gornergrat dans un second temps sont en fait rapidement devenus des lieux privilégiés pour jouir d’une belle vue non seulement sur le Cervin, mais aussi sur le mont Rose. En 1850, Lady Cole estimait même que Riffelberg était le meilleur point de vue sur le Cervin. L’artiste français Léon Sabatier représente déjà en 1840 le fameux sommet depuis Riffelberg. Comme de nombreux artistes après lui, il joue sur la ressemblance visuelle entre le Riffelhorn au premier plan et le Cervin.
En août 1849, Gustave Dardel photographie lui aussi le Cervin, mais depuis le Theodulpass. Le daguerréotype a disparu, mais on en conserve malgré tout une image tirée de la photographie originelle. Le processus de copie a cependant retourné l’image et le Cervin est à l’envers.
Découvrez la galerie de mes photographies du Cervin réalisées à partir de 2012 sur ce lien : https://www.thomascrauwels.ch/photos-montagne/sommets/photos-cervin/