L’Eiger. Ce nom résonne en nous comme celui d’un héros de légende. D’une montagne inaccessible, d’une cime implacable. L’Eiger n’est pourtant ni le plus haut ni le plus robuste des sommets de Grindelwald. Alors, pourquoi est-il si fascinant ? Je vous raconte ici l’histoire de l’Eiger, géant mythique des Alpes bernoises.
Histoire de l’Eiger : Naissance d’un géant dans l’Oberland bernois
L’Eiger naît un jour des nappes helvétiques. Quand, à l’aube des temps, les roches sédimentaires plissées et empilées les unes sur les autres modèlent les Alpes du Bas-Valais au Säntis. L’Eiger surgit de ces bouleversements, voulant à tout prix rejoindre le ciel. Mais, malgré son audace et sa volonté, il ne parvient à s’élever à plus de 4000 m. Et comble d’infortune, sa roche calcaire terriblement friable menace à tout instant de tomber en poussière.
Mais, après tant d’efforts pour sortir de terre, la montagne ne compte en aucun cas se résigner à vivre dans l’ombre de ses frères. Alors, elle résiste et rivalise d’ingéniosité. Puisqu’elle ne peut pas se hisser au panthéon des Alpes, elle entrera dans la légende à sa manière. Il lui faut tout d’abord un nom digne de son rang. L’Eiger, « grand épieu » ou « pointe élevée », sonne comme le cri d’un ogre redoutable. Il lui faut ensuite soigner sa stature. Dominant Grindelwald, l’Eiger étend ses arêtes et déploie ses faces pour parvenir à se dresser à 3967 mètres d’altitude.
Comme sa roche est tendre, il la protège d’une armure étincelante. L’Eigergletscher et les glaciers d’Ischmeer et de Challifirn recouvrent désormais ses flancs comme l’emblème de sa puissance. Enfin, l’Eiger ne peut affronter seul les siècles et les vents. Alors, il s’unit à ses voisins démesurés, le Mönch et la Jungfrau, pour former un triptyque céleste et imprenable qui rayonne au-delà de l’Oberland bernois.
Puis, vient l’heure des hommes et de leurs conquêtes. L’heure de vérité pour la montagne. L’Eiger parviendra-t-il à leur tenir tête ? Il brandit alors face aux alpinistes son atout suprême. Sa face nord impitoyable. Verticale, parfois même déversante, elle s’étire sur plus de 1600 m de hauteur, brisant jusqu’à l’espoir des plus courageux. L’Eiger n’est peut-être pas de ceux qui franchissent les 4000 m d’altitude, mais il possède sans conteste l’une des trois plus grandes faces nord des Alpes. Tout comme le Cervin et les Grandes Jorasses, il défie quiconque d’avoir raison de lui. Ne cédant jamais rien à la destinée, l’Eiger est lui aussi devenu un géant et joue plus que jamais dans la cour des grands.
Histoire de l’Eiger : Conquête de la montagne par les alpinistes
Pendant des siècles, l’Eiger reste invincible. Jusqu’à ce jour d’été où Charles Barrington, accompagné des guides Christian Almer et Peter Bohren, parvient à réaliser l’impossible. Le 11 août 1858, il effectue la première ascension de l’Eiger par son flanc ouest. En 1864, Lucy Walker réitère l’exploit aux côtés de son guide Melchior Anderegg. Elle devient ainsi la première femme à vaincre l’Eiger.
La montagne est ensuite gravie de toutes parts. Le 14 juillet 1871, c’est au tour de son arête sud-ouest d’être foulée par l’homme. W.A.B. Coolidge et Meta Brevoort, avec leurs guides, la franchissent avant de redescendre par la voie normale de sa paroi ouest. La même année, Christian Almer réalise, quant à lui, la première traversée de l’Eiger. Le temps s’écoule ensuite et ce n’est que le 10 septembre 1921 qu’une cordée triomphe par l’arête Mittellegi. Au nord-est de l’Eiger, l’alpiniste japonais Yuko Maki marque ainsi l’histoire, accompagné de ses guides Fritz Amatter, Fritz Steuri et Samuel Brawand.
Ascension de la face nord de l’Eiger : Combat de géants dans les Alpes bernoises
Mais on ne peut parler de l’Eiger sans évoquer sa face nord. Imprenable, monumentale et sans merci. Elle constitue, avec la face nord du Cervin et des Grandes Jorasses, une triade incontournable. Les trois plus grandes faces nord des Alpes. Le 24 juillet 1938, les alpinistes allemands Anderl Heckmair et Ludwig Vörg s’allient aux Autrichiens Heinrich Harrer et Fritz Kasparek. Après avoir survécu tous les quatre à une avalanche dans l’Araignée blanche, ils décident d’unir leurs forces face à la montagne. Ensemble, ils parviennent à accomplir une prouesse. Ensemble, ils réalisent la première ascension de la face nord de l’Eiger. En 1949, dans son ouvrage Dans les Alpes, Anderl Heckmair écrit ceci à propos de sa victoire : « Plus dure est la lutte et plus grand le danger, plus la récompense est précieuse et belle. » Elle est même exceptionnelle. Leur performance connaît un retentissement immédiat et considérable. Le 25 juillet 1938, dans son édition du soir, la Neue Zürcher Zeitung parle déjà de « défi au ciel ». Le journal craint aussi que la cordée d’Heckmair ait ouvert la voie à une course effrénée aux records, au risque parfois d’horizons funestes.
Car la face nord de l’Eiger, théâtre des succès alpins les plus incroyables, est également le lieu des pires tragédies. L’une des plus marquantes survient en 1936, quand Toni Kurz, Andreas Hinterstoisser, Edi Rainer et Willy Angerer trouvent la mort en tentant d’être les premiers à la gravir. La face nord de l’Eiger a eu raison de leur bravoure, comme de celle de tant d’autres. Mais pansons nos plaies et arrêtons-nous là. Car l’histoire des conquêtes de l’Eiger, je vous la livre en détail dans un autre récit.
Histoire de l’Eiger : La haute montagne entre ombre et lumière
L’Eiger a gagné ses lettres de noblesse. Étape désormais incontournable du chemin de fer de la Jungfraubahn, il offre aux alpinistes des traversées inoubliables. Mais, malgré sa prestance et son envergure, il reste fragile. Sa cuirasse de glace se fend peu à peu. Sa roche s’effrite et devient instable. Le 14 juillet 2006, alors que le glacier inférieur de Grindelwald s’apprête à disparaître, un énorme bloc de roche s’effondre au pied du versant est de la montagne. Haut de 30 m et d’un volume de 200 000 m3, il annonce une pluie de pierres plus petites qui continuent leur course sur le flanc de l’Eiger. Ce sommet autrefois connu pour être indomptable subit de plein fouet le réchauffement des temps.
Mais gardons de l’Eiger l’image d’un géant. D’une cime acérée qui pointe vers le ciel pour clamer fièrement sa force et sa beauté. L’image de l’Eiger mis en lumière par le peintre Maximilien de Meuron. Sur son œuvre, l’Eiger blanchi par la neige contraste à merveille avec la vallée. Comme si les Alpes avaient enfanté deux mondes fabuleux et irréductibles. L’un de terre fertile et l’autre de glace. L’un qui palpite et l’autre qui souffle. Un monde de vie, de chair et de sang. L’autre de quiétude, pur et absolu. Comme le Yin et le Yang d’une même réalité. À nous alors d’oser traverser le miroir.
Oscillant sans cesse entre ombre et lumière, l’histoire de l’Eiger captive nos cœurs. Gravir un jour les flancs et les crêtes de ce géant mythique demeure l’idéal de nombre d’alpinistes. Et jamais je ne me lasse de photographier ce héros du triptyque des Alpes bernoises.