Les Alpes, de tout temps, ont inspiré les hommes. Combattants et poètes, penseurs et romanciers, ils nourrissent leur art et leur réflexion de la force des montagnes et de leur immensité. Créature redoutable ou muse divine, symbole de puissance ou de solitude, la montagne devient tour à tour source de lumière ou d’obscurité. Réveillant en nous les plus vives émotions comme les instincts les plus sauvages, elle nous guide de la transcendance à la contemplation, de la rage au sublime. Et, à la fin du voyage, nous ramène à nous-même. N’est-ce pas là l’ambition de toute aventure ? Dans ce premier volet, je vous emmène à la découverte des Alpes dans la littérature de l’aube des temps à l’avènement du romantisme.
Les Alpes à l’aube de la littérature : Théâtre redoutable du drame et du sacré
« Nous trouverons un chemin… ou nous en créerons un. » Nous sommes en 218 av. J.-C. et Hannibal Barca s’apprête à franchir les Alpes. L’historien Tite-Live retrace cet exploit militaire dans le livre XXI de son Histoire de Rome depuis sa fondation. L’armée carthaginoise y affronte la montagne, hostile et indomptable. Le poète Silius Italicus, dans son récit Punica, décrit lui aussi cette quête effroyable. Les Alpes y sont décrites comme un lieu d’épouvante, l’antre des dieux. Quiconque ose traverser leur domaine sacré s’expose aux pires représailles. Le texte met en scène la lutte incessante de l’homme face à la nature, invincible et cruelle.
Dans son Histoire naturelle, Pline l’Ancien évoque lui aussi les Alpes comme le lieu de tous les mystères. Muraille menaçante et imprenable, les montagnes sont peuplées d’hommes farouches et forment une barrière naturelle entre les civilisations. Mais en ces temps reculés, la mention des Alpes dans la littérature relève du témoignage historique plus que de la poésie. Les hommes y voient surtout un obstacle à leurs conquêtes et le danger s’y transforme en laideur. Mieux vaut alors les éviter, ne pas les contempler, et ce pendant des siècles.
Les Alpes dans la littérature : la montagne menaçante et fantastique
Les Alpes servent de décor aux récits fantastiques. Dans ces lieux isolés et inhospitaliers, les thèmes de la peur et de la folie sont exacerbés. En 1818, Mary Shelley y met en scène sa créature dans Frankenstein ou le Prométhée moderne. Elle y décrit les paysages des Alpes suisses avec une telle précision que le lecteur se voit transporté au cœur de l’action. Lorsque Victor Frankenstein affronte le monstre auquel il a donné vie, la toute-puissance des montagnes environnantes est à la hauteur du drame qui se joue. Sur la mer de Glace, la démesure des Alpes amplifie le désespoir et la colère des héros : « Les immenses montagnes et les précipices qui me surplombaient de tous côtés, le bruit de la rivière qui faisait rage parmi les rochers et le fracas des cascades tout autour, parlaient d’une puissance aussi formidable que celle de l’omnipotence. » Dans cette atmosphère sombre et chimérique, la montagne permet à l’autrice de distiller la terreur dans l’esprit des lecteurs.
En 1925, c’est au tour de l’écrivain suisse Charles-Ferdinand Ramuz de décrire les Alpes comme une divinité implacable. Dans son roman La grande peur dans la montagne, il fait de la montagne son héroïne maléfique. À l’heure où les hommes menacent de l’envahir, elle décide soudain de les engloutir : « C’est que la montagne a ses volontés à elle, c’est que la montagne à ses idées à elle. » Souverains diaboliques, les sommets réitèrent dans Derborence, que Charles-Ferdinand Ramuz écrit en 1934. Dans le massif des Diablerets, un berger se retrouve enseveli sous la glace. L’angoisse se propage au fil de l’histoire comme dans les alpages. La fin du monde est proche. Le vide et le silence qui règne en haute montagne offrent un cadre idéal à l’auteur pour décrire la mort puis la renaissance.
Élevant lui aussi les Alpes au rang de figure mythique, Jean Giono met en scène un glacier, prélude de la mort, dans Batailles dans la montagne, publié en 1937. Rejetant les cadavres des hommes soumis aux volontés d’une nature sans pitié, l’ogre de glace montre des Alpes l’image d’un dieu sinistre et insensible. Face à ce « Léviathan », les hommes ne devront leur salut qu’à l’union de leurs forces. Une ombre menaçante plane aussi sur les Dolomites mises en scène par Dino Buzzati dans son premier roman, Bàrnabo des montagnes, paru en 1933. Même si le héros finit par y trouver la sérénité, les Préalpes orientales méridionales constituent pour l’auteur le cadre idéal de l’affrontement et de la dévastation.
Pour terminer sur une note insolite, les écrivains se jouent parfois des Alpes pour mieux alimenter les fantasmes des lecteurs. C’est ainsi qu’Alexandre Dumas relate, dans son récit Impressions de voyage, l’expédition qu’il a menée en Suisse en 1832. Avec l’art du poète dramaturge, il y raconte de manière savoureuse son passage à l’hôtel de la Poste de Martigny. Alors qu’il se régalait d’un steak d’ours bien goûteux, il sentit son estomac se retourner quand le maître de maison lui annonça sans détour à propos de cet ours : « Ce gaillard-là a mangé la moitié du chasseur qui l’a tué. » Dans cette scène d’anthologie de la littérature, les Alpes demeurent le terreau du mythe et de l’invraisemblable.
La montagne de Pétrarque à Rousseau : L’éveil de la sensibilité à la nature
En 1336, Francesco Pétrarque réinvente le lien qui unit la montagne à la littérature. Dans sa lettre intitulée L’ascension du mont Ventoux, le poète nous initie au vertige de la contemplation. Certes, le voyage qu’il nous conte se déroule loin des Alpes mais son récit marque le passage à une ère nouvelle. Plus qu’un symbole d’effroi meurtrier, la montagne devient pour l’écrivain le théâtre d’une quête spirituelle. L’homme s’éveille ainsi à la nature et la littérature au monde d’en haut. Pétrarque ne gravit pas le mont Ventoux par nécessité mais pour y trouver une réponse à ses aspirations divines. Arrivé au sommet, il s’émerveille de la vue qui s’offre à lui. Le regard fasciné par la splendeur du paysage, il se sent empli des émotions les plus intenses. Jamais auparavant la montagne n’était apparue si prodigieuse dans les textes. Profitant de la beauté des lieux, Pétrarque ouvre alors Les Confessions de Saint-Augustin : « Les hommes s’en vont admirer les cimes des montagnes, les vagues de la mer, le vaste cours des fleuves, les circuits de l’océan, les révolutions des astres, et ils se délaissent eux-mêmes. » À ces mots, il se met à réfléchir sur la futilité des hommes et de leurs désirs fous. Ouvrant ainsi la voie au romantisme et à la quête du sublime.
Il faut toutefois attendre le XVIIIe siècle pour que la flamme allumée par Pétrarque embrase enfin la littérature. Scientifiques, artistes et explorateurs commencent alors à se passionner pour les Alpes. Le premier écrivain suisse à rendre hommage aux Alpes dans son œuvre est Albrecht von Haller. En 1729, son poème Die Alpen se répand dans toute l’Europe comme une ode à la haute montagne. Au fil de ses vers, aucune ombre monstrueuse mais la magnificence d’un monde encore méconnu de ses contemporains. Opposant l’idéal classique de la civilisation à la nature grandiose des Alpes, il tend la main à Jean-Jacques Rousseau, illustre précurseur du romantisme.
Né à Genève, Jean-Jacques Rousseau grandit entre monts et vallées. Il explore les Alpes et voit en leurs sommets un lieu idéal de contemplation. Ému par leur beauté immense, il célèbre la nature comme un retour aux sources. Son roman épistolaire Julie ou la nouvelle Héloïse, paru en 1761, marque un tournant décisif dans l’image offerte au lecteur de la haute montagne. Vibrants et profonds, ses mots nous transportent sur les plus hauts sommets des Alpes. Pour y trouver refuge, pour y trouver la paix. Pour mieux nous élever vers la sérénité. Sous la plume de Rousseau, la montagne se transforme en un nouvel Eden : « Il semble qu’en s’élevant au-dessus du séjour des hommes, on y laisse tous les sentiments bas et terrestres, et qu’à mesure qu’on approche des régions éthérées, l’âme contracte quelque chose de leur inaltérable pureté. » (La Nouvelle Héloïse, Lettre XXIII).
L’heure est désormais venue de pousser les portes du romantisme. Cadre de l’extase et de l’éblouissement, les Alpes y seront chantées par les poètes et les écrivains.