Combatif et volontaire, Gaston Rébuffat s’accroche à la montagne comme il empoigne la vie, avec une passion ardente mêlée d’élégance. Des calanques de Marseille, il devient l’un des plus brillants alpinistes de son temps. Détenteur des plus audacieux records, il est le premier homme à réussir l’ascension des six grandes faces nord des Alpes. Membre de l’expédition historique au sommet de l’Annapurna en 1950, écrivain et cinéaste de renom, il reste dans nos mémoires comme l’un des plus célèbres guides de haute montagne de la vallée de Chamonix. Portrait de Gaston Rébuffat, poète des cimes et alpiniste d’exception.
Gaston Rébuffat : Des calanques de Marseille à la découverte des Alpes
Fils de tailleur, Gaston Rébuffat voit le jour le 7 mai 1921 sous le soleil généreux de Marseille. Pouvait-on imaginer que du mistral impétueux naîtrait un homme de légende ? Rien ne le présageait alors. Enfant sage de la petite bourgeoisie, son avenir semble tracé. Il gagnerait sa vie derrière un bureau et goûterait le bonheur des hommes de sa condition. Mais, le sort nous réserve parfois bien des surprises et la fortune sourira au jeune Gaston bien au-delà des quartiers commerçants de la cité phocéenne.
Avec ses camarades de l’Œuvre de la jeunesse Jean-Joseph Allemand, il découvre l’escalade au cœur des Calanques. Puis, il rencontre Henri Moulin, son grand frère d’alpinisme, qui semble déjà tout connaître des reliefs escarpés. Un jour de printemps sur la Grande Candelle, il enseigne à son ami Gaston ce qu’est une cordée, lui ouvrant à fleur de rocher des horizons nouveaux, grandioses et ambitieux.
À l’âge de 16 ans, Gaston Rébuffat devient membre du Club alpin français et du calcaire éclatant des calanques marseillaises, il se tourne vers Alpes. À 17 ans à peine, il réalise sa première course au sommet de la Barre des Écrins et en 1940 il s’engage dans le mouvement Jeunesse et montagne. À la Chapelle-en-Valgaudémar, sa passion pour la montagne devient viscérale. Son cœur bat désormais au rythme de ses ascensions. C’est alors qu’il rencontre Lionel Terray, qui deviendra un compagnon de cordée. Ce dernier l’accueille dans la ferme familiale des Houches de Terray, formidable camp de base pour leurs excursions en haute montagne. Très vite, le style de Gaston Rébuffat, brillant et raffiné, devient inimitable. Très vite aussi, ils réalisent ensemble leurs premiers exploits et deviennent tous deux les meilleurs alpinistes de leur génération.
Gaston Rébuffat : Guide de haute montagne à la conquête du Mont-Blanc
Chamoniard d’adoption et amoureux des Alpes, le doute n’est plus de mise. Gaston Rébuffat sent au fond de lui qu’il doit devenir guide, c’est une évidence. Mais il est trop jeune et malgré l’appel incessant des crêtes fabuleuses, il lui faut attendre. Jusqu’au jour où son talent a raison du protocole, offrant enfin au jeune prodige l’occasion de réaliser son rêve. En 1942, Gaston Rébuffat obtient son brevet de guide de haute montagne à 21 ans, alors que l’âge habituellement requis pour acquérir ce statut est de 23 ans. Sa passion fusionne alors avec sa profession pour faire de lui le plus heureux des hommes.
Viennent ensuite les honneurs. En 1944, il est nommé instructeur à l’École nationale d’alpinisme de Chamonix et à l’École militaire de haute montagne. En 1945, il devient membre de la très estimée Compagnie des guides de Chamonix sous la tutelle d’Alfred Couttet. Gaston Rébuffat marche ainsi sur les traces de Roger Frison-Roche et Édouard Frendo, eux aussi venus d’ailleurs, l’entrée au sein de la compagnie étant traditionnellement réservée aux seuls natifs de la vallée. Il réalise avec ses clients, qu’il choisit fortunés, les courses les plus prestigieuses et explore avec ferveur les plus hauts sommets des Alpes. Assouvissant ainsi sa soif d’aventure, il subvient par la même occasion aux besoins de sa femme. D’une pierre deux coups, comme l’on dit souvent. Françoise Darde, fille de l’architecte René Darde, est en effet une fille du monde et sa famille veille à ce qu’elle ne manque de rien.
Gaston Rébuffat : Les premières ascensions d’un alpiniste d’exception
Pour Gaston Rébuffat sonne l’heure des grandes premières. Le 10 octobre 1943, il réalise dans le massif du Mont-Blanc la première ascension de l’arête Grütter intégrale de l’Aiguille des Pélerins en compagnie de ses amis Lionel Terray et Édouard Frendo. En 1944, il effectue la première ascension du Pic de Roc par son arête est aux côtés d’Édouard Frendo. La même année, il vient à bout le premier de la face nord-ouest du Grand pic de Belledonne, accompagné de Michel Chevalier. Et le 22 juillet 1945, il réalise avec James Couttet la première ascension de la Dent du Requin par sa face nord.
Juillet 1956 marque l’ouverture spectaculaire de l’une des plus belles voies d’escalade du massif du Mont-Blanc. La Rébuffat-Baquet se dessine sur la face sud de l’Aiguille du Midi comme la mélodie joyeuse d’une amitié sincère. Comme le chant profond de la montagne reine. Presque par hasard, au gré d’une soudaine inspiration. Alors que Gaston Rébuffat et Maurice Baquet, l’alpiniste au violoncelle, reviennent d’une course estivale sur le mont Blanc du Tacul, ils passent sous la face sud de l’Aiguille du Midi. Son granit rougeoyant à la lumière du soleil semble les inviter vers des chemins inexplorés. La tentation est trop grande et les amis se lancent. 250 mètres d’une ascension aux lignes élégantes et à la roche sublime. Première tentative, les alpinistes grimpent de quelques dizaines de mètres jusqu’à des fissures qu’il leur faut franchir pour s’élever vers le sommet. Ils préfèrent redescendre pour mettre au point leur plan d’action.
Quelques jours plus tard, le 13 juillet 1956, Gaston Rébuffat et Maurice Baquet décident de tenter une nouvelle fois leur chance. La roche résiste, compacte et implacable, jusqu’au moment où elle comprend enfin qu’elle ne peut rien contre l’obstination habile de notre alpiniste. Après 10 heures d’efforts intenses, les deux hommes ont enfin raison des dernières dalles. Surplombant Chamonix, ils viennent d’accomplir un exploit : réussir pour la première fois l’ascension de la face sud de l’Aiguille du Midi. Symbole de leur amitié, l’ouverture de la voie qui porte désormais leur nom continue aujourd’hui de nous faire rêver grâce aux images poétiques et inspirantes du documentaire Entre terre et ciel présenté au public en 1961.
L’ascension des six grandes faces nord des Alpes : L’exploit de Gaston Rébuffat
Ne faire qu’un avec la montagne, tutoyer le ciel et apprivoiser les roches les plus abruptes, Gaston Rébuffat, alpiniste dégingandé au talent de virtuose, l’expérimente chaque jour. Mais il aspire à d’autres horizons, à de plus folles performances. Et s’il devenait le premier alpiniste à réaliser l’ascension des six plus grandes faces nord des Alpes ? Cette idée incroyable lui vient à l’esprit alors qu’il n’a que 17 ans. Au cours de l’été 1938, Riccardo Cassin, Gino Esposito et Ugo Tizzoni triomphent pour la première fois de la face nord des Grandes Jorasses. Devant ce tour de force, Gaston Rébuffat s’imagine lui aussi gravissant les parois de ce sommet vertigineux. Rien n’est impossible face à la volonté.
Après une première tentative déjouée par les vents, Gaston Rébuffat gravit avec succès la face nord des Grandes Jorasses par la pointe Walker en juillet 1945, en compagnie d’Édouard Frendo. L’année suivante, il guide René Mallieux, alpiniste amateur, le long de la face nord des Drus. Le 14 août, les deux hommes attaquent leur ascension au pas de course dans l’après-midi. Le temps leur est compté car dès le lendemain, Gaston Rébuffat doit participer à la fête annuelle des guides de Chamonix. Après avoir atteint le sommet de l’Aiguille, ils bivouaquent sur une vire avant de redescendre tambour battant vers Chamonix dès les premières lueurs du jour. À bout de souffle, Gaston Rébuffat manque le début de la cérémonie mais réussit tout de même à sauver les apparences.
En 1948, il accompagne un autre de ses clients, Bernard Pierre, au sommet du Piz Badile, dans le Val Bregaglia. Dans la nuit, les assauts de la foudre les mettent en péril, la peur les tenaille, mais ils tiennent bon. Et grâce à l’expérience de notre alpiniste, ils triomphent le lendemain de la face nord de la montagne. L’année suivante donnera lieu à deux victoires. En juin 1949, Gaston Rébuffat et Raymond Simond gravissent la face nord du Cervin deux fois plus vite que les frères Schmid qui ont ouvert la voie en 1931. En une journée à peine, les voilà au sommet du géant de Zermatt, contemplant le soleil se coucher sur les Alpes. Quelques semaines plus tard, Gaston Rébuffat rejoint le guide italien Gino Soldà dans les Dolomites pour s’attaquer à la face nord de la Cima Grande di Lavaredo. Il ne lui reste désormais qu’à gravir la face nord de l’Eiger pour surmonter le défi qu’il s’était lancé.
Le 27 juillet 1952, Gaston Rébuffat s’engage sur la paroi nord de l’Eiger en compagnie de Paul Habran, Guido Magnone, Pierre Leroux et Jean Brunaud. La cordée, enthousiaste, avance à vive allure. Mais, après la traversée Hinterstoisser, l’équipe fait face à deux obstacles qui ralentissent leur course. Deux grimpeurs allemands puis deux alpinistes autrichiens, Hermann Buhl et Sepp Jochler, qui évoluent bien plus lentement qu’eux et paraissent fort peu sympathiques. Le mauvais temps s’empare ensuite du sommet et l’air glacial rend l’ascension plus périlleuse. Mais la cordée tient tête à l’Eiger. Unis dans l’adversité, les hommes parviennent au sommet du colosse bernois le 29 juillet vers 18 heures.
Des hauteurs de l’Eiger, les hommes soufflent enfin, émus par la beauté qui s’offre à eux et fiers de leur parcours. Puis, ils quittent le sommet pour rejoindre la station Eigergletscher par la voie normale et regagner la vallée avant que la nuit enveloppe les Alpes. Ce soir-là, une étoile brille au-dessus de Grindelwald : Gaston Rébuffat entre dans l’histoire en devenant le premier homme à avoir réalisé l’ascension des six grandes faces nord des Alpes. Il s’endort plus exalté que jamais en se remémorant cette journée incroyable. « […] comme ce matin, comme hier, comme avant-hier, la vie bouillonne en nous. La vie, ce luxe de l’existence ! » C’est ainsi qu’il conclut son célèbre récit Étoiles et tempêtes, comme un hommage vibrant à sa montagne bien-aimée.
Expédition au sommet de l’Annapurna : Amère prouesse de Gaston Rébuffat
Reconnu comme l’un des grands alpinistes de son siècle, Gaston Rébuffat participe en 1950 à la première ascension du plus haut sommet de l’Annapurna, qui culmine à 8091 mètres d’altitude en Himalaya, au cœur du Népal. L’expédition dirigée par Maurice Herzog rassemble les alpinistes les plus expérimentés, parmi lesquels Louis Lachenal et Lionel Terray. L’équipe s’envole pour Dehli en mars pour commencer son ascension au mois de mai. Pendant plusieurs jours, ils grimpent sans cesse malgré les doutes et les difficultés. Jusqu’à ce que Maurice Herzog et Louis Lachenal atteignent la cime de l’Annapurna le 3 juin 1950. La prouesse est historique : jamais auparavant les hommes n’avaient gravi si haute montagne. Jamais ils ne s’étaient élevés ainsi à plus de 8000 mètres d’altitude. À leur retour, le prix Guy Wildenstein est décerné aux alpinistes par l’Académie des sports.
Mais, de cette épopée, Gaston Rébuffat conserve un goût amer. Seule la cordée Herzog-Lachenal a la chance de pouvoir fouler le sommet tant convoité. Et la descente de ces deux héros manque de tourner au drame. Épuisés et meurtris, le gel s’empare de leurs mains et de leurs pieds. Ils ne doivent leur salut qu’à Lionel Terray et Gaston Rébuffat qui s’investissent corps et âme pour les ramener vivants de cette traversée. De Maurice Herzog, il garde le souvenir d’un homme vaniteux à l’ego démesuré alors que la montagne exige selon lui la plus grande humilité. Il rentre en héros, bien sûr, mais il s’en moque bien. Ce qui l’anime est ailleurs, bien loin de la comédie des hommes et de leur orgueil mal placé. Gaston Rébuffat regrette aussi qu’un contrat liant les membres de l’expédition au Comité de l’Himalaya leur interdise de communiquer sur leur ascension. Pendant les cinq années qui suivent, seuls les récits officiels peuvent être publiés, comme le fameux Annapurna premier 8000 de Maurice Herzog. Encore lui.
Gaston Rébuffat : Poète des cimes et cinéaste inspirant
Gaston Rébuffat se consacre ensuite plus largement à l’écriture, au cinéma et à la photographie. Toujours guide à la Compagnie de Chamonix, il souhaite à travers son art faire partager au plus grand nombre sa passion pour la haute montagne et pour le Mont-Blanc. Dans ses livres lyriques et inspirants, il s’applique à transmettre son amour pour les Alpes, l’exaltation suprême des hauteurs comme les dangers de l’alpinisme. Le public est conquis et ses ouvrages suscitent de nombreuses vocations. Parmi ses plus célèbres œuvres, l’on peut citer Étoiles et tempêtes, paru en 1954.
Gaston Rébuffat devient également cinéaste et réalise plusieurs documentaires. Ils mettent là encore en lumière son parcours et la beauté de la montagne comme son intransigeance. En 1961, son film Entre terre et ciel, nourri des images de Georges et Pierre Tairraz, remporte le Grand prix du 10e festival international du film de montagne de Trente, en Italie. À travers son œuvre, ce poète des cimes nous invite chaque jour au partage et à l’aventure, à la découverte de l’autre et de la nature grandiose.En 1984, il devient officier de la Légion d’honneur puis meurt d’un cancer le 31 mai 1985. Sur sa tombe du vieux cimetière de Chamonix, on peut lire ces mots extraits de son livre Les horizons gagnés : « Conduire son corps là où un jour ses yeux ont regardé. » Sa mémoire, quant à elle, reste à jamais inscrite dans la roche des Alpes, son paradis sur Terre. Et son génie est à ce point exceptionnel qu’il a aujourd’hui rejoint l’espace. Puisqu’en 1977, l’image incroyable de cet homme, funambule des étoiles, perché à la cime de l’Aiguille de Roc, figure sur le Voyager golden records. Avec 115 autres photographies, elle s’est envolée vers d’autres galaxies pour représenter la Terre au sein du programme Voyager. Fantastique destin d’un Marseillais modeste devenu pour toujours l’emblème de l’humanité.
Pour Gaston Rébuffat, la haute montagne et le Mont-Blanc riment avec équilibre et volupté. L’alpiniste élancé au pull jacquard loue à travers son art et ses plus belles ascensions les valeurs des sommets. Ces vertus auxquelles il croit et qui le portent jusqu’au ciel. Aller de l’avant et agir pour que ses rêves se réalisent. Se dépasser pour encore mieux se retrouver. Et partager ce bonheur avec l’autre, un camarade de cordée ou le public enthousiaste. Aimer la montagne, éperdument et pour toujours, et par-dessus tout la respecter. Quelles que soient ses exigences et sa sévérité. L’aimer pour ce qu’elle est, majestueuse et éternelle.