Lionel Terray, alpiniste prodigieux au destin de légende, vit au rythme de la montagne et de ses crêtes titanesques. Nourrissant son cœur du parfum des cimes, son corps s’agrippe à la roche comme s’ils ne faisaient qu’un. Des plus hauts sommets des Alpes aux neiges éternelles de l’Himalaya, des Andes fabuleuses aux glaces de l’Alaska, il triomphe des plus périlleuses traversées. Portrait d’un aventurier au parcours exceptionnel, l’alpiniste Lionel Terray, conquérant virtuose de la haute montagne.
Lionel Terray : Naissance d’un alpiniste d’exception dans les Alpes françaises
Le 25 juillet 1921 à Grenoble, une étoile voit le jour. Conquérant des hauteurs, rêveur de l’inutile. Lionel Terray grandit dans une famille aisée qui entrevoit pour lui un avenir brillant. Mais, loin des salons huppés de la société bourgeoise, l’enfant aspire à l’aventure. Bravant les interdits au risque de s’attirer les foudres de ses parents et de ses professeurs, il fait l’école buissonnière pour rejoindre les sommets. Dès l’âge de 3 ans, il apprivoise les skis. À 5 ans, il relève le défi d’escalader les rochers qui se dressent dans le parc de la maison familiale. Malgré les blessures, il poursuit sa quête. Car rien ne résonne plus fort en lui que l’appel de la montagne.
À 11 ans, il réalise ses premières ascensions, puis découvre Chamonix à l’âge de 12 ans. Les Alpes flamboyantes scellent alors le destin exceptionnel de notre alpiniste. Il gravit l’Aiguille du Belvédère, traverse la mer de Glace et le glacier des Bossons pour rejoindre le refuge du Couvercle. Lionel Terray se confronte dès lors aux plus grands. Avec son cousin, officier à l’École militaire de haute montagne, il réalise l’ascension de l’Aiguille d’Argentière, du Brévent, des Grands Charmoz et de la Petite Aiguille Verte. Il n’a pas encore 13 ans quand il devient chef de cordée pour la première fois.
Portrait de l’alpiniste Lionel Terray : Un amoureux des Alpes au cœur de la guerre
La Seconde Guerre mondiale entérine son amour viscéral pour les hauteurs. De courses en ascensions, il voue à la montagne une passion dévorante. Il épouse Marianne, une institutrice, et s’installe comme agriculteur dans la vallée de Chamonix. Pendant l’hiver, les nombreux prix qu’il remporte en ski alpin s’ajoutent aux revenus de la ferme pour lui permettre de vivre.
En mai 1941, Lionel Terray intègre la formation militaire Jeunesse et Montagne où il fait la rencontre de Gaston Rébuffat. Il découvre à ses côtés une nouvelle conception de l’alpinisme, avant-gardiste et ambitieuse. Puis, de novembre 1943 au mois d’août 1944, il s’engage au sein de la célèbre compagnie Stéphane. Cette unité militaire de haute montagne est encadrée par les meilleurs alpinistes et skieurs de l’époque. L’expérience est éprouvante autant qu’elle l’enrichit. Le jeune Terray renaît de la guerre plus fort que jamais, certain que sa place est ici, en haute montagne, sur les flancs de la Terre au plus proche du ciel.
Lionel Terray et Louis Lachenal : une cordée mythique au sommet des Alpes
Le retour de la paix sonne pour Lionel Terray l’heure de son envolée. Il devient instructeur à l’École de Haute Montagne et moniteur de ski à l’ENSA (École nationale de ski et d’alpinisme). Après une parenthèse québécoise où il part entraîner l’équipe nationale de ski, il s’installe en 1949 dans les Alpes comme guide de haute montagne. Lionel Terray tient en effet à son indépendance, gage de sa liberté. Atteindre les plus hauts sommets, seul face aux vents, parcourir les cimes au-delà des frontières. Voilà pourquoi il se sent né, voilà son unique raison de vivre. S’affranchir à travers l’effort, l’exigence et le dépassement de soi. Être heureux au contact d’une nature vertigineuse, à fleur de rocher et de neiges éternelles.
Au cœur de cet après-guerre naît ainsi une cordée mythique. Lionel Terray réalise ses premières courses avec Louis Lachenal. Ensemble, ils triomphent des faces nord les plus indomptables. Ensemble, ils accomplissent des exploits sur les plus hauts sommets des Alpes. En 1946, ils effectuent la quatrième ascension de l’éperon nord des Droites en 8 heures seulement. Aucun alpiniste avant eux n’avait vaincu la montagne aussi rapidement. Leur cordée est aussi la quatrième à venir à bout de la face nord des Grandes Jorasses par l’éperon Walker. Autre tour de force, en 1947, Lionel Terray et Louis Lachenal réalisent la première répétition de la face nord de l’Eiger. Le monde a désormais les yeux rivés sur leurs prodiges et les deux héros se hissent au rang des plus brillants alpinistes de leur temps.
Lionel Terray, courageux et volontaire, prend également part à plusieurs opérations de sauvetage en haute montagne. Durant l’hiver 1956, il participe à la tristement célèbre tentative de sauvetage de Jean Vincendon et François Henry. Accompagnés de Walter Bonatti et Sylvano Gheser, les deux hommes ont péri en gravissant le mont Blanc par l’éperon de la Brenva. L’épreuve est terrible et, face aux critiques, Lionel Terray démissionne pour un temps de la Compagnie des guides de Chamonix. En août 1957, il réitère l’expérience en venant au secours des alpinistes italiens Claudio Corti et Stefano Longhi, partis tous deux effectuer l’ascension de la face nord de l’Eiger. L’histoire garde cette fois en mémoire le sang-froid et le courage dont il a fait preuve grâce au récit de Jack Olsen, The Climb Up to Hell, publié en 1962.
Portrait de l’alpiniste Lionel Terray : Du sommet de l’Annapurna à la cime du Fitz Roy
Les Alpes ont façonné un alpiniste de légende. Au monde désormais de rendre hommage à son talent. Lionel Terray s’envole au printemps 1950 pour l’Himalaya. Il figure parmi les héros de l’expédition française à l’Annapurna, première ascension d’un sommet de plus de 8000 mètres d’altitude. Même si les honneurs vont à la cordée de Maurice Herzog et Louis Lachenal, qui atteignent le point culminant de ce mont gigantesque, Lionel Terray et Gaston Rébuffat se dévouent corps et âme pour les ramener vivants. Le rôle primordial joué par Lionel Terray dans cette odyssée céleste le propulse sur le devant de la scène internationale.
D’un continent à l’autre, Lionel Terray multiplie les exploits. Durant l’hiver 1952, il se rend en Patagonie pour réaliser avec Guido Magnone la première ascension du Fitz Roy, l’une des montagnes les plus inaccessibles au monde. Le « Cervin des antipodes » s’élève à 3405 mètres d’altitude à la frontière de l’Argentine et du Chili. Les alpinistes le savent, leurs difficultés ne viendront pas de la montagne mais du vent. Les tempêtes se succèdent et les grottes de glace remplacent les tentes qui cèdent face à la fureur des éléments. Délaissant les doutes et surmontant une à une les épreuves que la nature leur réserve, Lionel Terray et Guido Magnone parviennent à la cime du Fitz Roy le 2 février 1952. Il est 16 h 40 quand leurs pieds foulent le sommet. Ivres de bonheur, ils crient alors leur joie à la face du monde. Le Fitz Roy est vaincu.
Himalaya, Andes et Alaska : Lionel Terray, un alpiniste assoiffé de records
Lionel Terray a encore soif d’aventure. Il aspire à toujours plus d’ascensions et n’envisage ses jours qu’au sommet des crêtes les plus grandioses. C’est là qu’il se sent vivre, le cœur vibrant au rythme de la roche, l’esprit s’apaisant le long des flots de glace. Alors, il continue de défier les hauteurs. Au début de l’été 1952, il prend la direction du Pérou et de la Cordillère blanche avec les alpinistes néerlandais Cees Egeler et Tom de Booy. Ensemble, ils effectuent la première ascension du Nevado Pongos le 7 juillet, et peu de temps après celle du Huantsan par sa face nord.
En 1954, Lionel Terray est de retour dans l’Himalaya. Au mois d’octobre, il réalise avec Jean Couzy la première ascension du Kangchungtse, ou Makalu II, et du Chomo Lonzo. Ils s’élèvent tous deux à plus de 7000 mètres d’altitude aux confins de la Chine et du Népal. Après avoir gravi ces sommets secondaires du massif du Makalu, la cordée s’attaque à son plus haut sommet. 1955 est synonyme de victoire pour nos conquérants des cimes. L’expédition dirigée par Jean Franco gravit avec succès le Makalu les 15 et 16 mai, s’élevant ainsi à 8485 mètres d’altitude.
Comment assouvir la flamme de cet alpiniste remarquable ? Lionel Terray ne cesse jamais de défier la montagne. En effervescence perpétuelle, rien ne semble pouvoir l’arrêter. Combien de temps encore les hauts sommets accepteront-ils de l’accueillir sur leurs crêtes ? Nul ne le sait. Mais, pour l’heure, le montagnard retourne au Pérou pour effectuer la première ascension du Chacraraju en 1956. Il remporte alors la victoire sur le sommet le plus infranchissable des Andes péruviennes. Les expéditions rivales, ayant avant lui déclaré forfait, disaient même de cette course qu’elle relevait du suicide. Puis, comme si son coup d’éclat n’était autre que banal, il s’attaque immédiatement à d’autres records et réalise le 18 août 1956 la première ascension du très ardu Taulliraju.
En moins de dix ans, Lionel Terray a pris part à huit grandes expéditions à la rencontre des plus hauts sommets du monde. Il a passé plus de deux années cumulées au-delà des mers et réussi 180 ascensions dans les Alpes. Mais l’insatiable explorateur ne compte pas interrompre là son immense carrière. Lorsqu’il rejoint une nouvelle fois les montagnes de l’Himalaya, en avril 1962, il parvient à conquérir le Jannu avant de retourner en Amérique du Sud.
Poussé par les ardeurs de la liberté, Lionel Terray met ensuite le cap sur le nord-ouest de l’Alaska. Il y dirige une expédition française au sommet du mont Huntington. Affrontant des vents violents et de perfides avalanches, l’équipée progresse difficilement. Quand, soudain, épuisé par les assauts d’une nature impétueuse, Lionel Terray fait une chute. Sa blessure légère le contraint à redescendre mais n’entame pas sa détermination. Irréductible conquérant, il se remet en selle pour rejoindre enfin la cime du mont Huntington. Et, si l’aventure vous tente, cette ascension spectaculaire est à revivre dans le reportage que lui a alors consacré l’émission Les Coulisses de l’exploit.
Lionel Terray : Chute d’un alpiniste de légende dans le massif du Vercors
Mais, l’homme peut-il être invincible face aux éléments ? Que sont ses prouesses sinon des chimères face à l’omnipotence de la montagne ? Le 19 septembre 1965, la bravoure se mue en poussière et la passion retourne au vent. Dans le massif du Vercors, Lionel Terray fait une chute mortelle alors qu’il gravit les arêtes du Gerbier avec son ami Marc Martinetti. Il avait 44 ans. Qui peut ainsi se targuer d’être plus fort que la montagne ? Quelques secondes d’inattention, une maladresse et la nature impitoyable s’engouffre dans la brèche. Une décision fâcheuse, des conditions extrêmes et la montagne remporte la partie.
Lionel Terray en a fini avec les records et les expéditions lointaines, mais il ne peut vivre sans crapahuter, grimper et explorer. Le 18 septembre, il quitte Chamonix pour rejoindre les hauteurs du Vercors avant de se rendre à Grenoble pour des rendez-vous d’affaires. L’ascension paraît enfantine pour un virtuose comme lui. Mais, les jours passent et le silence se fait assourdissant. Marianne, son épouse, donne l’alerte et les recherches s’organisent. Lionel Terray et Marc Martinetti sont officiellement portés disparus.
Vers 22 h 45, après des heures d’exploration, les secouristes découvrent enfin les corps des alpinistes au départ de la voie de la Fissure en arc de cercle. Emmêlés dans leur corde, leur chute vertigineuse ne leur a laissé aucune chance. La terrible nouvelle se répand sur les ondes. Lionel Terray est mort. Frappé d’une stupeur immense, le monde se souvient. Céder à ce Vercors qui l’a vu grandir. Le lieu de ses premières randonnées, terreau de ses rêves les plus fous. La montagne a eu raison de son fils bien aimé.
Les alpinistes sont aperçus vivants vers 17 h, mais à 18 h 30, leurs montres s’arrêtent. Que s’est-il alors passé ? Le mystère demeure entier jusqu’au mois d’octobre. L’enquête conclut alors à l’accident tragique. Un morceau de corde retrouvé sous un rocher laisse à penser qu’en se détachant, celui-ci a tranché la corde qui les retenait. Déséquilibrés, Lionel Terray et Marc Martinetti ont alors chuté.
À Prélenfrey, une chapelle ardente permet à tous de venir se recueillir sur le corps des montagnards. Maurice Herzog, alors secrétaire d’État à la jeunesse et aux sports, vient rendre un dernier hommage à son ami et soutenir son épouse. Roger Frison-Roche, très ému, se sent anéanti. Les médias sont, quant à eux, dithyrambiques, louant le palmarès exceptionnel de Lionel Terray et son courage légendaire.
Le 25 septembre 1965, Chamonix est en deuil. La foule se presse pour assister aux obsèques, puis sonne l’heure du dernier voyage. Portés par les guides de Chamonix, les cercueils se dirigent vers le cimetière, suivis d’un cortège interminable. Familles, amis et représentants officiels, tout le monde est là pour les accompagner. On peut y voir, le cœur brisé, Gaston Rébuffat, James Couttet, Maurice Herzog ou Roger Frison-Roche. Une page de l’histoire de l’alpinisme se tourne sous les yeux émus des amoureux des Alpes. Deux ans plus tard, une plaque est déposée au pied du Gerbier, en présence de l’épouse de Lionel Terray et de ses enfants. On peut y lire : « Le 19 septembre 1965, Marc Martinetti et Lionel Terray attaquèrent près d’ici le Gerbier, leur dernière course. Au soir de cette journée de joie, ils trouvèrent la paix éternelle. »
Portrait de Lionel Terray : étoile de la haute montagne et conquérant de l’inutile
Lionel Terray laisse une empreinte indélébile sur le monde bien au-delà des Alpes et de la haute montagne. Nommé officier de la Légion d’honneur en 1963, il reçoit la Croix de guerre 1939-1945, la médaille d’honneur pour acte de courage et de dévouement et la médaille d’or de l’éducation physique et des sports. Mais il fait aussi rayonner la haute montagne dans le regard de tous. Réalisateur de films de montagne, il incarne le rôle du guide dans le film de Marcel Ichac, Les étoiles de midi, sorti en 1958.
Lionel Terray est enfin l’auteur de l’un des plus célèbres récits d’alpinisme. En 1961, son ouvrage Les conquérants de l’inutile, paraît chez Gallimard. Et si l’image vous fait rêver davantage que les mots, vous prendrez plaisir à voir l’adaptation cinématographique de ce recueil d’aventure devenu incontournable. En 1967, Marcel Ichac sort en effet son film, Le conquérant de l’inutile.
Né au pied des Alpes, ancien champion de ski, guide professionnel, alpiniste de grande course, membre de huit expéditions dans les Andes et l’Himalaya, j’ai consacré toute ma vie à la montagne, et, si ce mot a un sens, je suis un montagnard. Voilà comment Lionel Terray brosse son portrait dans son livre, Les conquérants de l’inutile. L’histoire gardera de lui l’image d’un grand homme épris des plus belles aventures.