Cervin, 14 juillet 1865 : une première tragique
S’il est aujourd’hui une montagne des Alpes les plus escaladées chaque année, le Cervin a longtemps résisté aux tentatives d’ascension : il fut l’une dernières montagnes à être escaladées et considérées, avec les grandes Jorasses et l’Eiger, comme l’un des trois derniers problèmes des Alpes. La première ascension du Cervin remonte au 14 juillet 1865.
Rivalités et enjeu
Nombreux ont donc été ceux qui désiraient être les premiers à fouler le sommet du Cervin. Deux en particulier : l’Anglais Edward Whymper et le guide de montagne italien Jean-Antoine Carrel. Après six échecs, Whymper avait engagé Carrel pour une nouvelle tentative, par le versant italien, alors considéré comme le moins difficile.
Mais Carrel jouait double jeu et avait pris un engagement avec des compatriotes : ils tenaient en effet à ce que la première du Cervin soit italienne – nationalisme et alpinisme ont fait bon ménage pendant plusieurs années. Par une première au Cervin, ils entendaient marquer le coup de la récente indépendance italienne.
Une cordée de circonstance
Carrel lui ayant fait fon bond, Whymper se retrouve sans guide et à court de temps. C’est alors qu’une rencontre va tout précipiter : celle de lord Francis Douglas, un parent de la reine Victoria, qui rêvait lui aussi de gravir le Cervin. De précédentes courses en montagne, il connaît les guides Taugwalder, père et fils, tous deux prénommés Peter. Les quatre hommes décident de se lancer dans l’ascension du Cervin le lendemain, en partant de Zermatt.
Douglas et Whymper séjournent à l’hôtel Monte Rosa, où ils rencontrent le révérend Charles Hudson, alpiniste accompli, ainsi que son protégé, le jeune Douglas Hadow, et leur guide, le chamoniard Michel Croz, que Whymper avait battu quelques jours plus tôt lors de la première de l’aiguille Verte. Comme les trois hommes avaient prévu l’ascension du Cervin par le Hörnli le lendemain, il est décidé de ne faire qu’une cordée. Au final, c’est donc une cordée hétéroclite qui se forme par intérêt et concours de circonstance qui se lance dans l’ascension du Cervin le 13 juillet au petit matin. Hadow est le moins expérimenté, il n’a qu’une vraie ascension dans les Alpes à son actif.
L’ascension
Le 13 juillet se déroule sans encombre, Whymper et ses compagnons sont même surpris de constater que l’ascension est plus facile et rapide que prévue. De l’autre côté, Carrel et ses hommes avancent plus lentement, ne se doutant pas que des concurrents tentent l’ascension depuis Zermatt. Whymper et ses compagnons dorment le soir 200 mètres environ au-dessus de l’actuelle cabane Hörnli. Ils se remettent en route le 14 et ne rencontrent pas de difficulté majeure avant l’épaule, passage délicat qui les amène à prendre la décision de passer par la face nord.
Finalement, le sommet est en vue, à portée de mains. C’est alors que Whymper se désencorde pour être sûr d’être le premier à atteindre le sommet. Il est suivi de près par Michel Croz. Les deux hommes aperçoivent alors en contrebas sur le versant italien Carrel et ses hommes. Whymper les hèle pour les tancer et leur signifier qu’ils ont perdu la course, mais ils n’entendent pas. Il jette alors des cailloux pour attirer leur attention… Dépités d’avoir été battus, les Italiens font demi-tour.
La descente et la chute
Les hommes restent une heure environ au sommet. Puis Croz, Hadow, Hudson et Douglas entament la descente, dans cet ordre. Taugwalder père suit plus tard, et finalement Taugwalder fils et Whymper, qui s’attarde au sommet pour dessiner et prendre quelques notes ; il inscrit également sur une feuille de papier qu’il met dans une bouteille son nom et celui de ses compagnons. Les Taugwalder et Whymper s’encordent ensuite à leurs compagnons.
Croz assurait les pas de Hadow, l’homme le moins expérimenté. Mais c’est malgré tout Hadow qui a glissé le premier, entraînant dans sa chute Croz, Hudson et Douglas. La petite corde reliant ces quatre hommes aux Taugwalder et Whymper casse. C’est une chute mortelle. Il est environ 15h10. Les survivants sont sonnés et ne se ressaisissent qu’après de longues minutes. Ils n’atteindront Zermatt que le lendemain, après avoir passé une nouvelle nuit sur la paroi.
Une histoire de corde(s)
Des recherches menées dès le retour des Taugwalder et de Whymper ont permis de retrouver des fragments de corps de Croz, Hadow et Hudson ; le corps de Douglas n’a lui jamais été retrouvé. Les survivants sont accusés d’avoir coupé la corde qui les reliait aux hommes tombés, mais le procès instruit à la suite de cette tragédie ne trouve aucun élément concluant et Whymper et les Taugwalder sont acquittés.
Dans Scrambles among the Alps, où il raconte ses nombreuses ascensions et premières dans les Alpes, Whymper charge lourdement Taugwalder père, l’accusant d’avoir utilisé une corde moins résistante pour s’encorder à Douglas, le dernier de la cordée de quatre hommes qui avaient commencé la descente en premier. Les sept hommes disposaient en fait de deux cordes : une classique, à la résistance faible, et une nouvelle, mise à disposition par l’Alpine Club de Londres.
Il semblerait en fait que Peter Taugwalder n’ait pas eu le choix : pour se libérer de la cordée et atteindre le sommet en premier, Whymper aurait coupé la corde de l’Alpine Club. Les deux moitiés de cette dernière – la première liant Croz, Hadow, Hudson et Douglas, la seconde Taugwalder père, Whymper et Taugwalder fils – ne suffisant pas à encorder tout le monde, Taugwalder n’aurait eu d’autre choix que d’utiliser la seconde corde pour s’encorder à Douglas.
Les suites et répercussions
La catastrophe du Cervin a causé un grand scandale en Europe, toute la presse européenne en a parlé. Le scandale fut particulièrement important en Angleterre, à tel point que la reine Victoria a songé à interdire l’escalade à ses compatriotes, avant de se raviser. Mais cela a également fini de donner une renommée internationale au Cervin, et attiré de nombreux touristes à Zermatt, désireux de voir le sommet où s’était déroulé une telle tragédie.
La première tragique du Cervin est considérée comme l’événement marquant la fin de l’âge d’or de l’alpinisme – les années 1850 et 1860. C’est à cette période que la majorité des sommets de plus de 4000 mètres ont été gravis pour la première fois.
Concluons cet article avec Lucy Walker, qui fut la première femme à avoir réussi l’ascension du Cervin, le 22 juillet 1871.