Artiste plasticien et photographe de renommée internationale, Jacques Pugin ne cesse de repousser les limites de la photographie. Précurseur du Light painting dès la fin des années 1970, son travail s’inscrit ensuite dans une approche post-photographique. Mais, là encore, Jacques Pugin surprend, brisant les codes de la production contemporaine. Il superpose, recompose, expérimente et mêle les techniques pour inventer sa propre manière de dépeindre le monde. Explorant au travers de ses œuvres la relation que l’homme entretient avec le temps qui passe et son environnement. Rencontre avec un photographe d’avant-garde qui se libère des contraintes de l’outil pour toucher à l’essence même de son art, rendant ainsi un hommage fulgurant au monde qui l’entoure.
L’art de Jacques Pugin | Jeux de lignes et de lumière
Évoquons pour commencer votre parcours d’artiste. Comment êtes-vous devenu photographe ?
Créer a toujours été pour moi une évidence. Je me sens plus proche du peintre et du sculpteur que du photographe. J’ai été l’un des premiers photographes à recevoir une bourse des beaux-arts, à une époque où la photographie n’était pas reconnue comme elle l’est maintenant. Être artiste relevait pour moi de la nécessité plus que du choix. Créer était essentiel à mon équilibre. J’ai quitté mes parents à 18 ans pour faire de la photographie et l’art ne m’a jamais quitté.
À propos de votre série Graffiti Greffés réalisée en 1979, le journaliste Christian Caujolle revient sur l’étymologie du terme photographe, celui qui « écrit avec la lumière ». Dans votre art, quel lien entretenez-vous avec la lumière ?
La lumière est pour moi un moyen d’écriture qui me permet d’inscrire mon passage dans l’image en soulignant certains aspects du paysage. Je me suis lancé sans le savoir dans une forme de Land art. J’ai commencé par occuper l’espace avec une corde de 5 mètres en 1978. Puis, j’ai ressenti la nécessité d’habiter la nature plus librement. J’ai alors eu l’idée de la trace lumineuse. C’est ainsi que je suis devenu précurseur dans l’art du Light painting. Dans les séries Graffiti Greffés et Graffiti rouges, j’ai utilisé la flamme d’une bougie comme on manie le crayon. Lorsque la lumière suivait le courant de la rivière sur laquelle je la faisais voguer, je photographiais le temps qui passe, inexorablement. Et les lignes lumineuses qui parcourent mes œuvres traduisent l’empreinte de l’homme sur la nature comme le photographe modèle la réalité. Je parle dans mon art du temps qui s’écoule comme de la trace que l’homme laisse sur la nature. Les deux notions se mêlent inextricablement.
Dans vos œuvres, vous explorez à la fois le noir et blanc et la couleur. Avec quel prisme entretenez-vous le lien le plus intime et que traduit-il de votre art ?
Mon choix dépend essentiellement de la nature du projet que je mène. J’arrange les teintes à ma manière pour faire ressortir certains éléments du paysage. De la couleur je passe au noir et blanc, du positif je bascule sur le négatif. La forme que prend l’œuvre s’adapte à la thématique que je traite, aux émotions que je veux transmettre et à l’esthétique que je souhaite porter.
Jacques Pugin et les Alpes | De la montagne bleue à la montagne s’ombre
Dans la Série La montagne bleue, vous mettez à l’honneur les plus célèbres sommets des Alpes. Que ces œuvres révèlent-elles de la montagne ?
Je remodèle ici la montagne à ma manière, par un jeu de formes et de couleurs. Nous sommes dans les années 1990 et ces œuvres créées à partir de vidéos ont été imprimées chez moi avec les technologies d’alors. La démarche était picturale. Je me suis approprié les montagnes, leur donnant un aspect plus personnel. Peindre la montagne m’a permis d’y laisser ma trace. Ces images portent en elles une part de mystère. Plus que l’essence de la montagne, elles révèlent mon lien avec cette nature qui m’est si proche et ma façon de me l’approprier.
Dans la série La montagne s’ombre, plus que de mettre en lumière une nature immaculée, vous semblez révéler l’essence de la montagne par l’utilisation d’un graphisme puissant. Que transmettent finalement ces œuvres ?
Accentuer les ombres de la montagne était pour moi une manière de sublimer le paysage. Une façon de souligner certains éléments de l’image. Une manière de repeindre la montagne pour en faire une œuvre d’art. Le graphisme et la force esthétique de ces créations permettent d’accentuer la majesté des sommets. De mettre en valeur les traits de la montagne tout en me les appropriant. De remodeler la nature pour donner vie à un aspect beaucoup plus personnel de la montagne. Au-delà de la photographie comme vecteur de réalité, je mène un travail sur l’image, dans l’image, pour la métamorphoser en une œuvre unique qui me correspond. Les images que l’on fait nous correspondent toujours, bien sûr, mais je veux dire par là que ma démarche se rapproche davantage de celle d’un artiste plasticien que de celle d’un photographe. J’accentue, je souligne, j’atténue, je modèle pour sublimer la réalité, pour la rendre autre. La photographie est une matière que je retravaille, un outil dont j’use pour donner sens à mon art.
Lumière sur le mont Cervin | Quand la nature se fait artiste
Vous avez consacré le projet Day after day au mont Cervin. Que représente pour vous cette montagne mythique des Alpes suisses et quel rôle joue la montagne dans votre art ?
Le Cervin est pour moi l’une des plus belles montagnes au monde. Sa forme pyramidale est exceptionnelle. Le graphisme de ses lignes est unique. Elle est très photogénique et immédiatement reconnaissable. Le Cervin est le symbole même de la montagne et un modèle très inspirant pour l’artiste que je suis.
J’aime les paysages de l’extrême, le désert, la montagne. J’ai bien sûr tissé un lien privilégié avec les Alpes car j’ai grandi au contact des montagnes. Elles sont pour moi une source naturelle d’inspiration. Je ne pense pas que mon art mette particulièrement en lumière la grandeur de la montagne. Il ne traduit pas la majesté des Alpes. Mais j’utilise la montagne comme un sujet de création, un moyen d’expression qui, au fil du temps, nourrit mon art.
Pour mener à bien ce projet, vous avez enregistré chaque jour les images d’une webcam située à Zermatt et filmant le Cervin. Hélène Beade parle de palimpseste pour définir ce corpus incroyable. Comment envisagez-vous la place de la nature et votre rôle d’artiste dans la naissance de ces œuvres ?
La nature est un peu l’artiste de ce projet. Le Cervin disparaît dans les nuages, devient blanc, se drape de noir, joue avec la lumière. Au gré du temps, la nature transforme la montagne comme le ferait un artiste. Elle la sculpte et la dépeint. À moi alors de lui rendre honneur en ajoutant à l’œuvre mes propres filtres. En sélectionnant et en agençant les images, en magnifiant les pixels qui composent les clichés, livrant au regard la montagne redessinée par pointillisme. Et puis, là encore, je voulais transcrire par mon art la puissance inéluctable du temps qui passe. Figer l’éphémère est pour moi une manière de marquer le temps, de l’imprimer pour mieux le retenir. Même si la nature continue d’évoluer sans cesse.
Face au dérèglement climatique | Regard du photographe sur l’évolution de la montagne
Vous avez réalisé deux séries photographiques sur le thème des glaciers. Votre travail est à la fois révélateur de l’ironie des hommes qui tentent de ralentir la disparition des glaciers pour pourvoir à leurs propres intérêts. Et apparaît à la fois comme une mise en lumière de la splendeur des glaciers, de leur histoire et de la tragédie de leur destinée. Comment envisagez-vous le rôle de l’artiste face au dérèglement climatique et aux changements qui s’opèrent en haute montagne ?
Dans la série Glaciers, je suis le témoin de la trace de l’homme qui tente désespérément de ralentir la fonte des glaces. Sous l’aspect théâtral de ce sauvetage, l’enjeu est financier. Car chaque année, les touristes se pressent à l’intérieur du glacier du Rhône pour en découvrir la beauté. Illusoire survivance. Mais, pour moi, ce travail n’est pas abouti. Ces photos témoignent simplement d’une réalité sans remodelage artistique postérieur. C’est une forme de fin du monde, d’instantané du drame qui se joue. Le désastre est si flagrant qu’il se suffit à lui-même, emportant notre sidération. Je suis retourné cet été avec Thomas Crauwels sur la mer de Glace et c’est une catastrophe. La glace se mêle désormais aux graviers, quand elle n’a pas laissé place aux rochers. Nous sommes remontés jusqu’au glacier du Géant pour pouvoir contempler les derniers vestiges de glace résistants à la chaleur. Mais leur temps est compté.
Ma première série photographique sur les glaciers me permet d’évoquer la proximité de leur disparition. Puis, dans la série suivante, Glaciers Offset, je tente de leur redonner vie. Après avoir fait le constat de leur déchéance, j’utilise l’image pour remonter le temps. De brute, la photographie se transforme. Les œuvres sont issues de mon imaginaire. J’ai créé ces œuvres à partir de vidéos réalisées par drone au-dessus des glaciers. En superposant les prises de vue, par transparence, par montage, mon art aboutit à leur reconstruction. À travers le dynamisme des œuvres, les glaciers semblent renaître, leur histoire semble resurgir et leur beauté redevient visible. Il ne s’agit pas pour moi de retranscrire une réalité. L’image objective n’existe pas. Mais de transmettre ma propre vision des glaciers, de ce qui les constitue, de leur histoire et de leur devenir. J’utilise la vidéo et la photographie pour repeindre le monde, pour construire une œuvre personnelle.
Dans l’un de vos plus récents corpus, La montagne assiégée, vous dénoncez le tourisme de masse, la montagne défigurée par l’homme, la pollution et la surconsommation. Ici, la couleur tache plus qu’elle n’illumine, elle pique plutôt qu’elle ne caresse. Pensez-vous que l’art peut aider à révéler les consciences ?
Je n’envisage pas mes œuvres comme le témoignage direct de l’évolution du monde. Contrairement aux clichés de photojournalisme, mes œuvres n’interpellent pas directement le spectateur. La composition s’aborde par une double lecture. En tant qu’artiste, je remodèle l’image brute, je capte avant de reconstruire. J’imagine en me jouant des formes et des couleurs. Je me sers de la photographie comme un plasticien, en la repeignant, en la transformant. J’y fais allusion aux sujets qui me touchent sans l’annoncer vraiment. Le spectateur, lui, est tout d’abord frappé par l’esthétique de l’œuvre avant d’entrer dans la réflexion. La compréhension fait suite à la perception. Alors, oui, mes œuvres font réfléchir, alertent sur des thèmes qui me tiennent à cœur, mais indirectement, par touches, par déclics.
Jacques Pugin expose ses œuvres dans le monde entier et s’aventure toujours plus loin dans la création, expérimentant au gré de son inspiration matières et outils jusqu’aux confins les plus éblouissants de son art.