1er septembre 2023. La fin de l’été approche et je sens que la montagne m’appelle. Une nouvelle aventure m’attend sur les hauteurs du Valais. Avant que le vent tourne, apportant avec lui les premières neiges de l’automne. Accompagné de mon guide, Johann Filliez, je décide de me rendre aux confins des Alpes suisses, dans le massif du Haut-Giffre, pour effectuer la traversée de la Tour Sallière au Mont Ruan. Un voyage en dehors du temps sur les cimes qui surplombent le lac d’Émosson, au sommet de ces géants de roche oubliés du monde. Là où aucun sentier n’aiguille nos pas, seules quelques vaches profitent de ce paradis perdu entre la terre et le ciel.
Ascension de la Tour Sallière | À la lueur d’une super lune
La Tour Sallière, cette pyramide envoûtante et pourtant méconnue, m’inspire depuis longtemps déjà. Le 29 août 2015, je suis parti à sa rencontre avec des amis. Notre objectif était alors de dormir à son sommet pour parvenir à photographier le lever d’une super lune attendue cette nuit-là. Mais nous manquions d’expérience. À plusieurs reprises, nous nous sommes égarés et, lorsque le crépuscule s’est emparé de la montagne, nous étions encore loin de son sommet. Nous avons donc bivouaqué à l’abri de ses flancs, bercés par la splendeur du panorama qui s’offrait à nous. Au fond du val de Barberine, les crêtes dentelées qui surplombaient le lac défilaient sous nos yeux, illuminées par les reflets du soleil couchant. Depuis ce jour, je garde au fond de moi l’idée de revenir dans cette combe merveilleuse pour enfin rejoindre la cime de la Tour Sallière.
Êtes-vous de ceux qui croient aux hasards ? Lorsque Johann et moi avons planifié notre traversée de la Tour Sallière au Mont Ruan, nous nous sommes fiés au temps plus qu’au calendrier. Mais, voyez-vous, la nature a elle aussi ses secrets que la raison ignore. Car, hier, la super lune était de retour pour embraser le ciel. Je m’apprête donc à retourner dans les Alpes valaisannes, au cœur du massif du Haut-Giffre, huit ans presque jour pour jour après ma première tentative. L’histoire va-t-elle se répéter ou, au contraire, ai-je là l’occasion de conjurer le sort ? Les heures prochaines nous le diront.
Du lac d’Émosson à la Combe des Fonds | Trésor des Alpes valaisannes
5 heures du matin. Je rejoins Johann devant le barrage d’Émosson. Son lac est magnifique mais s’étend sur 4 km du nord au sud. Pour économiser nos forces, les grands moyens s’imposent. Nous enfourchons notre VTT électrique pour longer le plan d’eau jusqu’à la Combe des Fonds. Nous voilà tous deux, aventuriers de l’extrême, roulant à vélo sur des sols chaotiques simplement éclairés par les soubresauts de notre lampe frontale. Lucioles frénétiques explorant les tréfonds des montagnes endormies. Seuls au bord du lac d’Émosson, miroir fabuleux dans lequel se reflète l’étincelle des étoiles. Enveloppés par la grandeur des sommets qui nous entourent, délicatement mis en lumière par la super lune. L’expérience est extraordinaire. Et même si notre voyage devait prendre fin ici, je serais heureux. Le cœur empli des splendeurs d’une nature prodigieuse.
Alors que l’aube pointe, nous atteignons la Combe des Fonds. Il fait encore sombre lorsque nous entamons notre ascension, mais je me laisse guider par Johann, en qui j’ai toute confiance. Nous avançons à travers les hautes herbes des pâtures jusqu’au sommet de la Tête des Chaux Derrière, à 2395 mètres d’altitude. Bien drôle nom pour une montagne ! Voilà qu’apparaît alors face à nous la cime de la Tour Sallière, pointe fascinante dont la roche est saupoudrée de neige. Nous sommes surpris de constater que les vents des jours derniers l’ont blanchie à ce point. C’est parce que je la croyais épargnée par la tempête que j’avais choisi de m’y rendre ce jour, alors que les géants de plus de 4000 mètres d’altitude sont encore inaccessibles. Mais, à la contempler ainsi exposant aux premiers rayons du soleil sa roche marbrée de blanc, le doute s’immisce en moi. L’ombre du sort jeté il y a huit ans planerait-elle vraiment au-dessus de nous ? Je décide pourtant de croire à notre chance.
Peu à peu, les pâturages laissent place aux rochers et la verdure chaleureuse à la pierre grise et froide. Des calcaires sombres et des marnes schisteuses de la nappe de Morcles naît un champ de rochers qui gît sur les pentes de ce vallon oublié. Au fil de mes pas, je goûte le plaisir immense d’être seul tout là-haut. Seul à me nourrir du silence des montagnes et de la profondeur des cieux.
Plus nous nous élevons et plus la vue se dégage sur les massifs alentour. Tandis que les sommets jouissent de la douceur du soleil matinal, nous restons dans l’ombre, saisis par le froid qui nous mord les doigts. Mais, notre attention est ailleurs. Tournée vers la vue exceptionnelle qui s’offre à nous sur le lac d’Émosson et le massif du Mont-Blanc. Paysage grandiose issu de temps immémoriaux où l’homme n’existait pas. Comme sur une autre planète, comme au creux d’un autre paradis. Les montagnes s’enchaînent, scandant au monde toute leur grandeur. La roche nue et les neiges éternelles semblent s’unir au ciel cristallin pour nous révéler ce que la nature recèle de plus beau.
Ascension de la Tour Sallière | Dans le massif du Haut-Giffre
Arrivés sous le sommet de la Tour Sallière, la neige se fait plus présente. Elle qui m’a tant manqué en 2015 nous aide ici à progresser plus rapidement en direction de l’Épaule. Quel plaisir de sentir la neige fraîche sous mes pas ! Suffisamment dense, elle nous permet de nous élever plus aisément qu’à travers les ravins de pierre qui rythment la paroi rocheuse. Ce schiste compacté aussi dur que du béton sur lequel roulent des graviers qui glissent sous nos pieds. Comme si la montagne, exigeante et rigoureuse, testait notre volonté à rejoindre son sommet. Nous apercevons alors, au pied du Mont Ruan, le glacier des Fonds, et je constate avec tristesse qu’il a beaucoup régressé au cours de ces dernières années. Destin tragique des glaciers alpins qui subissent de plein fouet les conséquences du dérèglement climatique.
Portés par le sol blanchi, nous parvenons à l’endroit même où mon équipée avait pris fin il y a tout juste huit ans. Mais, cette fois, le crépuscule est loin et les contraintes du bivouac laissent place aux sensations enivrantes de l’alpinisme. Je progresse désormais en terrain inconnu et je me réjouis de découvrir enfin la suite de la traversée. 200 mètres de dénivelé nous séparent de l’Épaule, à 3011 mètres d’altitude. C’est alors que les difficultés commencent. La neige nous empêche d’emprunter l’itinéraire classique. Johann ouvre la voie et repère un passage où la roche est sèche et accueille nos pas. Nous nous dirigeons ensuite vers les crêtes de la Tour Sallière, sculptées par les vents dans du calcaire fin à la patine grise. L’essence même de la montagne mise à nue par le temps et l’éclat du soleil.
Au sommet de la Tour Sallière, nous reprenons notre souffle, embrassant du regard l’horizon céleste. Une vue à couper le souffle sur le lac de Salanfe et sur les Dents du Midi, qui se dressent face à nous comme une forteresse titanesque. Je repense alors à notre ascension de la Haute Cime il y a quelques semaines à peine. Sous nos yeux éblouis défilent les plus beaux sommets de plus de 4000 mètres des Alpes valaisannes, le massif du Mont-Blanc, le lac d’Émosson, le massif du Haut-Giffre. Les plans se succèdent, bénis par un banc de nuages qui filtre la lumière. Autour de nous, l’absolu s’étend à l’infini. Sans l’ombre d’un homme, sans le moindre écho des tumultes d’en bas. L’austérité de la roche, l’éclat de la neige, la profondeur du ciel et la douceur turquoise du lac en contrebas. Tout n’est ici que splendeur sereine. Comme si la nature avait mis toute son âme dans ce paysage.
Traversée de la Tour Sallière au Mont Ruan | Aux confins des Alpes suisses
Gravir le Mont Ruan s’annonce plus complexe. De la Tour Sallière, la montagne apparaît comme un bastion imprenable. Mais, malgré les doutes qui s’emparent toujours de moi lorsque je relève de tels défis, je suis impatient de pouvoir me confronter à cette pointe inaccessible. Il est presque 10 heures, le moment de nous lancer. Nous descendons la montagne par son arête nord pour rejoindre le col de la Tour Sallière par le glacier du Mont Ruan. L’épreuve est délicate car nous devons traverser le glacier dans le sens de ses crevasses, pour l’heure rendues invisibles par la neige qui les recouvre. Alors, Johann prend toutes les précautions pour localiser le passage le plus sûr, il sonde la neige pour détecter l’emplacement des failles sous-jacentes. Et lentement nous arrivons à franchir cette étape périlleuse pour atteindre l’arête est du Mont Ruan.
Il est temps d’entamer notre seconde ascension de la journée. Mais, au pied du Ruan, les repères nous manquent. Difficile de savoir quelle voie suivre. Très peu d’informations circulent sur cette traversée et le glacier a tellement diminué que les lieux sont méconnaissables. Après avoir cherché le départ de la voie sans y parvenir, nous décidons finalement d’ouvrir un passage pour pouvoir rejoindre plus haut l’itinéraire classique. Escaladant des plaques de calcaire sombre, de dolomite et de brèche, nous arrivons au passage clé de la traversée. Cette paroi raide à la roche compacte que je redoutais comme je l’attendais. Quelques spits nous permettent de nous assurer, alors je grimpe en suivant de Johann. Concentré sur mon objectif, je prends sur moi, refoulant mes angoisses viscérales pour libérer l’énergie qui me permet d’avancer. Je me dépasse et je monte coûte que coûte, en harmonie avec la montagne et à l’écoute de moi-même.
Derrière nous, les Dents du Midi exhibent leurs parois blanchies au soleil du matin. Les lignes du paysage sont pures, les couleurs profondes. La nature exulte, se jouant des formes et des textures comme le pinceau sculpte la matière d’une toile de maître. Sublime quiétude qui apaise mon âme et m’aide à m’élever.
Jusqu’à ce que la montagne éprouve notre ténacité. Le terrain devient plus instable et nos pas provoquent des chutes de pierres. Même la corde, lorsqu’elle glisse entre nous, déchausse des rochers. J’esquive, je tente de me protéger, mais les éboulements sont imprévisibles. Et une pierre manque de me percuter le visage. Je l’ai échappé belle ! Accrochés à cette paroi vertigineuse, la montagne nous met face à sa toute-puissance. Elle nous rappelle à quel point il est important de porter un casque et de rester concentré car, en une fraction de seconde, tout peut basculer. De la lumière à l’obscurité, de l’effervescence au chaos, de la plénitude au néant.
Au sommet du Mont Ruan | Panorama exceptionnel sur les Alpes
À peine remis de nos émotions, nous atteignons l’arête menant au Mont Ruan. Une voie délitée mais facile d’accès aboutit à la crête de neige qui nous guide jusqu’au sommet de la montagne. Du pic du Grand Ruan, qui se dresse à 3057 mètres d’altitude, nous contemplons les Alpes. Notre regard plonge le long du lac d’Émosson jusqu’à l’Aiguille Verte. Le spectacle est féérique et j’ai la sensation presque irréelle de n’être plus sur Terre tant cette vue est magnifique. Nous nous dirigeons ensuite du Grand Ruan au Mont Ruan, qui s’élève à la frontière entre la Suisse et la France. Là encore, la vue est exceptionnelle sur la vallée du Giffre, de Sixt-Fer-à-Cheval jusqu’au cirque naturel du Bout du Monde, en contrebas de la Tour de Saint-Hubert. Cette vallée m’évoque tant de souvenirs. J’aime m’y rendre au printemps quand ses cascades s’éveillent, bouillonnantes de fraîcheur. J’aime la parcourir à l’automne quand les feuilles de ses arbres réchauffent le paysage de leurs teintes flamboyantes.
Mais, vient déjà l’heure de quitter le sommet pour retourner dans la vallée. Là encore, la voie à emprunter n’a rien d’une évidence. Concentrés sur nos pas pour éviter de basculer dans un ravin, nous évoluons entre les dalles de pierre et les névés persistants. Et notre attention ne se relâche que lorsque nous atteignons enfin les pâturages. De retour en plaine vers 14 h 30, nous marquons une pause sous un soleil resplendissant. Seuls au pied du lac d’Émosson, nous profitons de cet instant suspendu entre deux univers. De la montagne reine aux plaines généreuses. Autour de nous, les cloches des vaches broutant au grand air semblent chanter la magnificence des Alpes suisses. Mon âme se nourrit de ces paysages incroyables et de nos fantastiques ascensions. Et je remercie le destin de m’avoir un jour conduit en ces lieux, m’insufflant la volonté de découvrir la haute montagne, de la mettre en lumière et de préserver sa mémoire à travers mon art.
Portant un dernier regard à notre traversée, nous récupérons nos vélos et reprenons la route vers d’autres aventures. Le sort est conjuré et j’en suis heureux. J’ai désormais réalisé l’ascension des plus hauts sommets du massif du Giffre : la Haute-Cime, le Mont Ruan, la Tour Sallière, le Pic de Tenneverge et le Cheval Blanc. Il me reste à gravir la Pointe de la Fenive et les Dents Blanches pour que la liste soit complète. Mais, mon attention se porte déjà sur une quête plus ambitieuse. Le rêve d’une vie. La traversée des Dents du Midi. Nous en parlons depuis deux ans avec Johann. Mais, le défi est immense et nécessite que les conditions parfaites soient réunies. L’an prochain, je le souhaite, viendra le temps de cette odyssée formidable.