Le mont Cervin fascine autant qu’il impressionne. Géant de roche et de glace dominant la vallée de Zermatt, il s’élève vers le ciel comme l’emblème des hauteurs. Incarnation de tous les possibles. Chef-d’œuvre de la nature inaccessible et gigantesque, il semble nous exhorter à dépasser nos peurs pour réaliser nos rêves. Mais, d’où lui viennent cette force et cette grandeur exceptionnelles ? Portrait d’une montagne sans pareille, le Cervin, roi tout-puissant des Alpes suisses.
Le Cervin | Naissance d’un roi au cœur des Alpes suisses
Notre histoire commence il y a plus de 100 millions d’années, alors que les plaques d’Afrique et d’Europe sont encore séparées par les flots mouvementés de l’ancienne Thétys. Dans les profondeurs de cet océan, des volcans furieux recouvrent peu à peu les sédiments marins de roches magmatiques. Lentement poussés par la plaque africaine, ces fonds marins progressent vers le nord. Jusqu’à ce que, plusieurs millions d’années plus tard, les plaques se confrontent. Les continents s’affrontent dans un combat de titans. La croûte terrestre se plisse, la terre s’ébranle. Modifiant à jamais la géographie du monde, les Alpes voient le jour. Au cœur de ce bouleversement, la plaque africaine grimpe inlassablement sur la plaque européenne, drainant avec elle les roches sous-marines. Et le Cervin jaillit alors, dévoilant sur la hauteur de ses parois toute la richesse de son histoire. Alternance de schiste et de gneiss, mais aussi d’ophiolite et de gabbro, ces roches de la croûte océanique qui font parfois dire au Cervin qu’il est africain.
Mais, la montagne s’enracine pourtant au cœur des Alpes. Au fil des siècles, les glaciers modèlent ses faces et les vents sculptent ses arêtes. Emblème incontesté du Valais suisse, elle se dresse à 4478 mètres d’altitude entre la Suisse et l’Italie, dominant de toute sa prestance les vallées de Zermatt et d’Aoste. À la croisée des cultures, le mont Cervin se nomme Matterhorn en allemand, Cervino en Italien, Grand Bèca en arpitan ou Horu en haut-valaisan. Mais, quel que soit le nom qu’on lui prête, sa silhouette pyramidale, modelée par les arêtes du Hörnli, de Zmutt, du Lion et de Furggen, le rend unique. Le symbole ultime des hauts sommets, la montagne reine. Sa paroi nord, gravie pour la première fois par les frères Schmid en 1931, est l’une des trois faces les plus redoutables des Alpes, avec celles des Grandes Jorasses et de l’Eiger. Porté par la puissance de ses arêtes légendaires, le Cervin devient tour à tour pyramide grandiose ou sphinx en majesté. Exposant au monde la grandeur des Alpes et leur infinie beauté. Joyau de la couronne impériale de Zinal, il brandit une croix, fixée à sa cime depuis 1901, comme pour défier le ciel de s’y mesurer. Car le Cervin est seul face aux éléments. Et lorsque les vents frappent ses rochers, que les masses d’air s’affrontent autour de lui, la nature le pare souvent de nuages fascinants. Lenticulaires ou en bannière, ils semblent eux aussi rendre hommage au Cervin, roi des Alpes et trésor du Valais.
La première ascension du Cervin | Quand l’homme triomphe de la montagne
Comment l’homme peut-il conquérir cette montagne gigantesque ? Atteindre le sommet de cette pyramide imprenable, gravir ses arêtes vertigineuses ? Les alpinistes rêvent de s’y confronter, tentent leur chance avant d’y renoncer. L’épreuve est trop rude et la montagne résiste. Jusqu’à ce jour de juillet 1865, où l’alpiniste britannique Edward Whymper se lance dans l’aventure. Bien décidé à réaliser l’ascension du Cervin par l’arête du Hörnli, il rejoint à Zermatt Francis Douglas, qui finance l’expédition, et les guides Taugwalder, père et fils. À l’hôtel Monte Rosa, il rencontre le révérend Charles Hudson, qui compte lui aussi vaincre le Cervin, aux côtés de Douglas Hadow et de leur guide Michel Croz. Les deux équipes décident alors d’unir leurs forces pour relever cet incroyable défi.
La cordée quitte Zermatt à l’aube du 13 juillet pour rejoindre la chapelle du lac Noir, où les hommes récupèrent du matériel qu’ils y avaient entreposé. Peu avant midi, ils installent leur bivouac à 3380 mètres d’altitude. Michel Croz et Peter Taugwalder partent en éclaireurs pour repérer la voie et, lorsqu’ils reviennent, rassurent leur équipe : l’arête ne semble pas présenter de réelle difficulté. Les hommes s’endorment sur les flancs du colosse l’âme rêveuse et le cœur plein d’espoir, prêts à réaliser le lendemain l’exploit de toute une vie.
14 juillet. Le jour est venu. La cordée reprend son ascension aux dernières heures de la nuit. Franchissant les obstacles un à un, ils surmontent l’Épaule avant de se trouver face à un mur infranchissable. Mais, loin de se décourager, ils parviennent à contourner l’arête du Hörnli, trop raide à cet endroit, pour poursuivre leur ascension par la face nord de la montagne. Plus le sommet approche et plus le rythme de leur cœur s’accélère. La tension est à son comble et leur concentration maximale. Ils n’ont plus le droit à l’erreur et le temps leur est compté. Car, de l’autre côté du Cervin, sur son versant sud, une cordée italienne menée par le guide Jean-Antoine Carrel tente, elle aussi, de marquer l’histoire.
Au corps à corps avec la roche, ne cédant rien à la montagne, l’équipe anglaise progresse. Quand tout à coup vient l’ultime rocher, le dernier obstacle. Seuls quelques mètres de voie enneigée les séparent désormais du sommet. Sentant la victoire proche, Michel Croz et Edward Whymper s’empressent de se détacher de la cordée pour courir ensemble jusqu’à la cime du Cervin. Essoufflés mais plus heureux que jamais, ils ont réussi ! « À 13 h 40, le monde était à nos pieds et le Cervin était conquis ! » déclare Edward Whymper. La cordée anglaise entre dans la légende et le dernier bastion des Alpes vient d’être vaincu. Exultant de joie, les hommes savourent leur triomphe, contemplant de leurs yeux émerveillés le panorama qui s’offrent alors à eux. Puis, ils signalent leur présence à l’expédition italienne, qui s’affaire deux cents mètres plus bas.
Vient ensuite l’heure de redescendre. Étape toujours délicate que les alpinistes entament avec vigilance. Quand soudain, Douglas Hadow glisse, emportant avec lui Michel Croz, Charles Hudson et Francis Douglas. Tous encordés, il leur est impossible de résister. Entendant les cris poussés par Michel Croz, Edward Whymper et les Taugwalder ont le réflexe salvateur de s’agripper à la paroi. Leur vie ne dépend désormais plus que de leur poigne. Comment leur destin a-t-il pu basculer en quelques heures d’une quête assouvie en chute terrifiante ? La plus éclatante des victoires allait-elle vraiment se métamorphoser en drame monstrueux ? Les alpinistes se cramponnent mais la corde rompt. Whymper et les Taugwalder assistent alors avec effroi à la chute de leurs camarades, qui tentent désespérément de se raccrocher à la paroi avant de disparaître à jamais. 1200 mètres d’une chute inévitable. Le rêve devenu cauchemar. Sous le choc de cette tragédie, les survivants s’assurent à nouveau pour pouvoir poursuivre leur descente. Après avoir en vain cherché leurs compagnons, ils s’arrêtent pour la nuit à flanc de rocher. Le 15 juillet 1865, dans la matinée, ils atteignent enfin Zermatt et leur équipée prend fin. La conquête du Cervin par l’arête du Hörnli, exploit retentissant et effroyable drame, marque ainsi la fin de l’âge d’or de l’alpinisme.
À la gloire du Cervin | Quand la montagne gagne le cœur des hommes
Le Cervin, l’une des plus célèbres montagnes au monde, n’attire pourtant les regards qu’à partir du XVIIIe siècle. Isolé et difficilement accessible, il vit jusque-là à l’abri de l’homme. À partir de 1854, le tourisme se développe dans la vallée de Zermatt grâce à la construction de l’hôtel Monte Rosa appartenant à Alexandre Seiler. La publication de plusieurs guides touristiques à la même époque contribue à la notoriété du mont. Mais, ironie de l’âme humaine, c’est à la suite du drame qui coûta la vie à une partie de l’expédition Whymper que la popularité de la montagne explose. L’alpiniste vient de vaincre le Cervin, à la montagne désormais de conquérir le cœur des hommes. Elle suscite la curiosité, attire les voyageurs en quête d’aventure ou amoureux de la nature. Les touristes du monde entier ne cesseront plus d’affluer à Zermatt pour admirer cette pyramide monumentale ou tenter, eux aussi, d’en atteindre le sommet. Les alpinistes se pressent et les records se multiplient. Pris au piège de la vallée, les visiteurs ne peuvent résister au charisme de la montagne, fascinante et magnifique. Envoûtés par sa silhouette exceptionnelle et la force qu’elle dégage, ils resteront pour toujours captivés par sa beauté. Car le Cervin ne laisse aucun cœur indemne.
Dans l’art comme dans la culture populaire, le Cervin devient au fil du temps l’icône des Alpes. La montagne par excellence. Il est représenté par Marc-Théodore Bourrit en 1803, par Hans Conrad Escher von der Linth en 1806 et par Johann Jakob Meyer en 1820. Il apparaît alors au cœur de compositions pastorales et ne constitue pas le sujet central de la scène. Mais, plus les années passent et plus il inspire les artistes de tous horizons. Dans le domaine de la photographie, la primeur revient certainement à John Hobbs, qui réalise un daguerréotype du Cervin en 1849 pour le compte du poète et peintre John Ruskin. Et le sommet est à ce jour l’un des plus photographiés au monde.
Le Cervin prend part à toute forme d’art. Héros de littérature et de cinéma, il devient une figure incontournable de la culture populaire. Son image joue un rôle de premier plan dans la publicité et sa forme est utilisée comme symbole de l’essence même de montagne. Pourquoi donc tant de ferveur pour cette créature rocheuse ? Parce que le Cervin nous bouleverse autant qu’il nous apaise. Il nous émeut autant qu’il nous élève. « L’obélisque triangulaire d’un roc vif qui semble taillé au ciseau » décrit par Horace Bénédict de Saussure dès 1792 a tout de la muse moderne. Idéal intemporel et contemporain. Ses lignes épurées, son envergure royale, le graphisme saisissant de sa forme pyramidale semblent tout droit sortis de l’âme créatrice d’une nature au sommet de son art. Quintessence des hauteurs et merveille du monde. Chef-d’œuvre pur et immuable qui paraît refléter toute la vérité des cieux.
Théophile Gautier disait à Victor Hugo à propos de cette montagne légendaire : « elle a la fascination d’une femme et la puissance d’un géant. » Le mont Cervin, par la richesse de son histoire et la majesté de ses traits, éveille en nous une volonté suprême, une soif d’absolu. Roi des Alpes, il nous insuffle le goût de l’aventure et le parfum des plus intenses vérités.