Fine Alpine Art
Histoire des Alpes

Un train dans le Cervin

Ecrit par Thomas Crauwels
Un train dans le Cervin

Les moyens de transport connaissent un important développement au cours du XIXe siècle, comme nous aurons l’occasion d’en parler dans un prochain article. Nous allons ici nous pencher sur un projet « extrême » qui n’a jamais vu le jour, celui d’un train et d’un funiculaire qui aurait dû amener les voyageurs… au sommet du Cervin, rien de moins !

En juin 1892, les ingénieurs Leo Heer-Bétrix et Xaver Imfeld obtiennent la concession pour une ligne de chemin de fer au Cervin. Il s’agissait en fait d’une concession double : une ligne devait relier Zermatt au Gornergrat et une autre Zermatt au Cervin. La première fut construite et inaugurée le 1898, ce qui en faisait le premier train électrique de montagne à crémaillères. Pour diverses raisons qui ne nous intéressent pas ici, la seconde ne fut pas construite, et la concession a expiré en 1907.

Le 4 décembre 1906 Xaver Imfeld, toujours lui, et Henri Golliez, un autre ingénieur, déposent une nouvelle demande de concession pour une ligne reliant Zermatt au sommet du Cervin. Pour monter au Cervin, il était prévu un trajet en deux parties différentes : la première est un train à crémaillère jusqu’à l’arête du Hörnli à 3052m en passant par le Schwarzsee (2850m), le chemin entre ce dernier et le Hörnli se faisant dans une galerie souterraine ; la seconde est un funiculaire amenant à la station finale, à 20 mètres seulement sous le sommet du Cervin.

La pente prévue pour cette seconde partie oscillait entre 85 et 95%. Golliez et Imfeld avaient prévu à la station d’arrivée un restaurant et une galerie panoramique, mais aussi une salle pressurisée pour contrer les effets de l’altitude sur les personnes souffrant du mal des montagnes. Un chemin aurait en outre été aménagé pour permettre de rejoindre le sommet du Cervin.

La ligne aurait dû être en exploitation de juillet à fin septembre. Avec l’ouverture récente du tunnel du Simplon (1906) et avec la construction du futur tunnel du Lötschberg sur la ligne reliant Berne à Brigue, les deux ingénieurs pensaient pouvoir attirer des milliers de voyageurs. L’afflux de touristes avait d’ailleurs doublé après 1891, à la suite de la mise en service du chemin de fer reliant Viège à Zermatt.

Le devis total était de 10 millions de francs, soit 3,6 millions pour le train jusqu’au Schwarzsee, 3 millions pour le funiculaire rejoignant le sommet du Cervin, le reste allant au matériel roulant, frais d’administration, etc. Il s’agit donc d’une somme très élevée à l’époque. Les ingénieurs prévoyaient que les travaux allaient durer quatre ans. Le prix du billet prévu pour rejoindre le sommet était de 50 francs, une somme importante pour l’époque mais à mettre en relation des 180 francs nécessaires pour monter au Cervin : 100 francs pour le guide et 80 pour le porteur. Le trajet total aurait duré une heure et vingt minutes et des ouvertures aménagées dans la paroi auraient permis aux voyageurs d’admirer le paysage lors de la montée.

Ce train n’a, évidemment, jamais vu le jour. Si la ligne Zermatt-Gornergrat a été inaugurée en grande pompe en 1898, les mentalités ont changé et ce projet a provoqué un véritable tollé en Suisse. Le Heimatschutz et le Club alpin suisse surtout sont montés au front en lançant deux pétitions visant à interdire ce train. Elles trouveront plus de 70.000 signataires. Le débat fut également rude dans la presse de l’époque, et nous allons en donner ici un bref aperçu. Imfeld et Golliez eux-mêmes y ont pris part.

Projet train dans le Cervin sur carte Siegfried

L’un des arguments principaux avancés par les opposants au train est la défense du paysage et la sacralisation des espaces de haute montagne et ce, dès le début du débat. Pour Charles-Marius Gos par exemple, « sous prétexte de progrès, on laisse lâchement accomplir de véritables sacrilèges ». On parle carrément de « la profanation du Cervin » dans les colonnes de la Gazette de Lausanne du mardi 11 juin 1907.

Les opposants avancent également des arguments patriotiques, voire nationalistes. Gonzague de Reynold en fait même le seul argument : « Le peuple suisse doit-il permettre de mercantiliser au profit de deux ou trois ingénieurs, d’une douzaine d’actionnaires et de quelques centaines d’étrangers un des plus beaux trésors qu’il possède ? » En fait, pour Reynold, accorder la concession aux deux ingénieurs reviendrait même à revendre le patriotisme aux étrangers. Il rappelle également « qu’un peuple est proche de sa décadence, quand il perd la notion de son existence morale, dont il ne respecte plus les symboles ». Il est donc nécessaire de signer la pétition, « pour ne pas laisser créer un précédent dont dépendrait la ruine de nos Alpes, et, par contre coup, la ruine de notre indépendance morale ».

Le journaliste Auguste Schorderet va dans le même sens dans sa pièce de théâtre Le Cervin se défend ! Le message de la pièce est en effet que l’affluence de touristes étrangers (fortunés) viendrait perturber les mœurs « simples et authentiques » des Suisses, qui perdraient ainsi leur identité, mais également qu’il ne faut pas toucher aux symboles suisses. Or, le Cervin était déjà à l’époque un symbole de la Suisse. Et c’est justement ce Cervin-symbole qui justifiait ce patriotisme.

Henri Golliez prend lui-même la plume dans la Gazette de Lausanne pour défendre le projet, et surtout répondre aux attaques d’Ernest Bovet, auquel il répond point par point. L’ingénieur se défend de manquer de patriotisme, répondant que tout ingénieur ayant fait ou voulant faire un chemin de fer de montagne devrait se voir affublé de la même épithète. Golliez ne comprend par ailleurs pas la distinction faite par Bovet dans les différents trains de montagne : « Un chemin de fer est-il honorable sur une cime, ignominieux sur une autre ? Est-il honorable à 3000 mètres et infâme à 4000 ? »

Dans toute cette affaire, Gos a même demandé l’avis à Edward Whymper, premier ascensionniste de la célèbre montagne, comme l’écrivain le racontera lui-même dans son livre Près des névés et des glaciers : En effet, l’alpiniste, 67 ans désormais, se refuse de prendre position publiquement affirmant que cette affaire concerne les Suisses et que s’il prenait position en écrivant dans des journaux suisses ou anglais, il pourrait tout à fait lui être dit de se mêler de ses affaires. Whymper commence pourtant sa lettre en affirmant ne pas aimer le projet. Cependant Whymper semble changer d’avis en écrivant sa lettre car il la conclut, après la signature : “You are at liberty to publish this anywhere”.

« Je lui avais écrit, le priant, le suppliant plutôt, lui, le héros, de protester ouvertement contre le projet. Sa voix vénérée n’eût pas manqué de rallier du bon côté tous les sceptiques et les indifférents. Il n’en fit rien. »

Sous la pression de l’opinion populaire, le Conseil fédéral n’octroiera jamais la concession aux deux ingénieurs dont la mort, en 1909 pour Imfeld et en 1913 pour Golliez, sonne définitivement le glas de ce train. L’affaire du Cervin révèle que la technologisation galopante des Alpes ne doit pas se faire à tout prix, ou pas n’importe où. L’affaire montre également l’apparition de l’idée selon laquelle la haute montagne est un espace sacré – il semblerait que les choses ont bien changé depuis…

Ces articles pourraient vous plaire

Peinture d'Horace Bénédict de Saussure et ses compagnons en train de franchir un glacier pour aller au mont Blanc
Histoire des Alpes

Les Alpes dans la littérature 3e volet La montagne, de l’âge d’or de l’alpinisme jusqu’à nos jours

Mise en lumière par les auteurs romantiques, la montagne devient au 19e siècle le théâtre de tous les exploits. À l’heure de sa conquête, elle brille de mille feux, inspire les poètes comme les alpinistes. Jusqu’au jour où l’homme, repu de sa bravoure, s’aperçoit que les sommets conduisent au repos qu’il espérait tant. Trop tard, peut-être, l’avenir nous le dira. Dans ce troisième et dernier volet, je vous emmène à la découverte des Alpes dans la littérature de l’âge d’or de l’alpinisme à nos jours tourmentés. Les récits d’ascension : les alpinistes à la conquête de la littérature À l’âge ...
Lire l'article
Peinture d'un voilier sur le lac Léman avec vue sur les Dents du Midi
Histoire des Alpes

Les Alpes dans la littérature 2e volet La montagne à l’âge d’or du romantisme

Émanant des ténèbres, les Alpes se font jour. Mise en lumière par la littérature romantique, la montagne est sur le point d’ouvrir son cœur à l’homme. Elle s’emporte et rayonne sous la plume lyrique des grands écrivains. Une nouvelle ère commence au royaume céleste. Après avoir exploré la genèse des récits alpins, je vous emmène dans ce deuxième volet à la découverte des Alpes dans la littérature à l’âge d’or du romantisme. Les Alpes dans la littérature : À l’âge d’or du romantisme Au 19e siècle, le mouvement romantique prend son envol. D’un royaume menaçant, les Alpes deviennent le lieu ...
Lire l'article
photo du buet et mont blanc en hiver
Histoire des Alpes

Les Alpes dans la littérature 1e volet La montagne de l’aube de l’écriture aux prémices du romantisme

Les Alpes, de tout temps, ont inspiré les hommes. Combattants et poètes, penseurs et romanciers, ils nourrissent leur art et leur réflexion de la force des montagnes et de leur immensité. Créature redoutable ou muse divine, symbole de puissance ou de solitude, la montagne devient tour à tour source de lumière ou d’obscurité. Réveillant en nous les plus vives émotions comme les instincts les plus sauvages, elle nous guide de la transcendance à la contemplation, de la rage au sublime. Et, à la fin du voyage, nous ramène à nous-même. N’est-ce pas là l’ambition de toute aventure ? Dans ce ...
Lire l'article
Histoire des guides de haute montagne
Histoire des Alpes

Gardiens des Alpes Histoire des guides de haute montagne

En 1942, Roger Frison-Roche met en lumière le métier de guide de haute montagne dans son célèbre roman Premier de cordée. Le monde découvre alors le savoir-faire exceptionnel de ces passeurs de cols restés jusqu’alors dans l’ombre des plus hauts sommets. Je vous raconte ici l’histoire des gardiens des Alpes, virtuoses aguerris de l’alpinisme. Les gardiens des Alpes : Passeurs de cols de l’Antiquité à la Renaissance Depuis les temps les plus anciens, les armées font appel aux habitants des montagnes pour les guider dans les méandres de ces lieux hostiles. Traverser les cols est une nécessité si l’on veut ...
Lire l'article
Aiguille verte - encadrement photo bois des montagnes de l'aiguille verte chamonix dans le brouillard et les nuages
Histoire des Alpes

Bradford Washburn Précurseur de la photographie aérienne

Icône de l’alpinisme et cartographe de renom, explorateur visionnaire et photographe de génie, Bradford Washburn réinvente l’art de la montagne comme il marque l’histoire. Résolument et avec passion, il rejoint les sommets pour mieux les sublimer. Aux côtés de son épouse Barbara Washburn, il voue sa vie à la nature vertigineuse, des hauteurs de l’Alaska aux confins de l’Himalaya. Portrait d’un aventurier de légende, Bradford Washburn, précurseur de la photographie aérienne en haute montagne. Bradford Washburn : Naissance d’un alpiniste de légende au sommet de l’Aiguille Verte Henry Bradford Washburn Jr. a vu le jour le 7 juin 1910 à ...
Lire l'article
photo du buet et mont blanc en hiver
Histoire des Alpes

Gaston Rébuffat Poète des cimes et alpiniste d’exception

Combatif et volontaire, Gaston Rébuffat s’accroche à la montagne comme il empoigne la vie, avec une passion ardente mêlée d’élégance. Des calanques de Marseille, il devient l’un des plus brillants alpinistes de son temps. Détenteur des plus audacieux records, il est le premier homme à réussir l’ascension des six grandes faces nord des Alpes. Membre de l’expédition historique au sommet de l’Annapurna en 1950, écrivain et cinéaste de renom, il reste dans nos mémoires comme l’un des plus célèbres guides de haute montagne de la vallée de Chamonix. Portrait de Gaston Rébuffat, poète des cimes et alpiniste d’exception. Gaston Rébuffat ...
Lire l'article
Histoire des Alpes

Portrait de l’alpiniste Lionel Terray Conquérant virtuose de la haute montagne

Lionel Terray, alpiniste prodigieux au destin de légende, vit au rythme de la montagne et de ses crêtes titanesques. Nourrissant son cœur du parfum des cimes, son corps s’agrippe à la roche comme s’ils ne faisaient qu’un. Des plus hauts sommets des Alpes aux neiges éternelles de l’Himalaya, des Andes fabuleuses aux glaces de l’Alaska, il triomphe des plus périlleuses traversées. Portrait d’un aventurier au parcours exceptionnel, l’alpiniste Lionel Terray, conquérant virtuose de la haute montagne. Lionel Terray : Naissance d’un alpiniste d’exception dans les Alpes françaises Le 25 juillet 1921 à Grenoble, une étoile voit le jour. Conquérant des ...
Lire l'article
Photographie aérienne en noir et blanc des pyramides égyptiennes et des alentours.
Histoire des Alpes

Eduard Spelterini Pionnier de la photographie aérienne

Aventurier du ciel à l’âme visionnaire, Eduard Spelterini mène son existence comme il sillonne les airs. Guidé par les vents, il suit son instinct, par-delà les Alpes et dans le monde entier. Audacieux et volontaire, il veut marquer son temps. Cet as de l’aérostat, avant-gardiste des hauteurs, n’a de cesse d’innover, mettant au défi les obstacles de lui résister. Son œuvre impérissable constitue aujourd’hui un patrimoine inestimable. Portrait d’Eduard Spelterini, aérostier de légende et pionnier de la photographie aérienne. D’Eduard Schweizer au grand Spelterini | Ses rêves de jeunesse Fils de Sigmund Schweizer et de Maria Magdalena Sütterlin, le jeune ...
Lire l'article
Photographie panoramique en noir et blanc du Cervin et des sommets qui l'entourent.
Histoire des Alpes, Portraits de Montagnes

La Haute Route Chamonix-Zermatt Histoire et itinéraires principaux

Entre les cimes et les vallées des Alpes, se trace un chemin d’exception. Authentique liaison entre le mont Blanc et le Cervin, la Haute Route Chamonix-Zermatt surgit des glaciers. Mais connaissez-vous l’histoire de cette traversée légendaire ? Savez-vous qu’il existe plusieurs itinéraires pour atteindre Zermatt ? Cette voie, souvent jalonnée de plusieurs journées de ski de montagne, éveille en nous le vent de la liberté et le goût du surpassement de soi. Je vous raconte l’histoire de la Haute Route Chamonix-Zermatt et vous dévoile ses itinéraires principaux. Histoire de la Haute Route Chamonix-Zermatt | À la conquête d’un itinéraire prestigieux ...
Lire l'article
Vue aérienne sur Zermatt en 1800
Histoire des Alpes, Lieux Alpins

Zermatt Histoire fabuleuse de la capitale des Alpes suisses

Petit village de montagne vivant au rythme d’une nature foisonnante et rigoureuse, Zermatt s’épanouit sous l’égide du Cervin et des plus beaux sommets des Alpes. Comme un joyau boisé dans un écrin de roche. Jusqu’au jour où les hommes décident de conquérir une à une les cimes alentour, menant l’alpinisme à son âge d’or au cœur du Valais. Le village se métamorphose alors pour devenir en quelques décennies la capitale des Alpes suisses. Retour sur l’histoire fabuleuse de Zermatt, qui par la singularité de son destin jouit désormais d’une renommée mondiale. Le village de Zermatt | Oasis agro-pastorale au cœur ...
Lire l'article

Vous souhaitez recevoir 1 fois par mois des articles sur ce sujet ?

Inscrivez-vous gratuitement au Fine Alpine Post :
Newsletter - News of Above