Caspar Wolf (1735-1783) est l’un des premiers artistes à parcourir et à peindre les Alpes, entre 1774 et 1779. S’il a peint d’autres sujets, c’est justement en tant que peintre des Alpes qu’il a passé à la postérité. Ses contemporains déjà insistaient sur le côté novateur de Wolf, comme Karl Gottlob Küttner en août 1778 :
Wolf est le peintre de la nature sublime et terrible des montagnes de la Suisse. Il s’enfonça profondément dans les régions glacées et enneigées des montagnes, comme nul peintre ne l’avait fait avant lui ; aucun danger, aucune difficulté ne parvinrent à l’empêcher d’explorer la nature la plus affreuse dans ses hauteurs et ses abîmes cachés, ni de dessiner et de peindre, même dans l’hiver et au milieu de la neige.
Les Vues Remarquables des montagnes de la Suisse
Caspar Wolf s’est formé dans le sud de l’Allemagne et, dans un deuxième temps, à Paris, où il était l’élève de Philippe de Loutherbourg, peintre anglais aujourd’hui surtout connu pour son tableau d’une avalanche. C’est en 1773, alors qu’il est de retour en Suisse, que l’éditeur bernois Abraham Wagner lui passe la commande la plus importante de la Suisse du XVIIIe siècle : un ensemble de 200 tableaux portant sur les Alpes. De ces tableaux seraient tirés des estampes illustrant un livre, Les Vues Remarquables des montagnes de la Suisse. Les différents textes portent sur les curiosités et beautés naturelles de la Suisse – Wagner insiste sur la beauté de la Suisse dans son introduction –, principalement les montagnes. Entre les textes et les gravures, Les Vues Remarquables sont en quelque sorte un guide de voyage avant l’heure.
Le projet est placé sous le patronage de Albrecht von Haller, célèbre pour avoir publié en 1732 Die Alpen, poème au succès retentissant qui connaîtra plusieurs éditions différentes au XVIIIe siècle. Le pasteur et scientifique bernois Samuel Wyttenbach apporte le regard scientifique. Il était en contact avec les plus grands scientifiques de son temps, dont Saussure, célèbre pour ses Voyages dans les Alpes et pour avoir offert une récompense à quiconque réussirait l’ascension du mont Blanc.
Comme Wagner, Haller fait montre du souci de rendre accessibles les beautés les plus reculées et les moins accessibles des Alpes suisses, en particulier les glaciers, y compris pour des personnes ne pouvant se rendre en Suisse. Dès lors, l’exactitude de la représentation devient cruciale et elle se retrouve dans le contrat même passé entre Wagner et Wolf : s’il a disparu, nous savons néanmoins que l’éditeur a demandé au peintre des tableaux qui soient topographiquement exacts, tout en étant artistiques.
Voyager dans les Alpes et peindre en plein air
Pour honorer cette commande, Wolf a dû voyager à différentes reprises dans les Alpes. Il a voyagé au moins à quelques reprises avec Wagner et Samuel Wyttenbach. Nous ne savons malheureusement pas exactement quels ont été ces voyages, mais les écrits de Wyttenbach documentent au moins celui de 1776 et permettent de se rendre compte de l’entreprise que cela représentait à l’époque. Caspar Wolf peignait ses études à l’huile sur le motif, une pratique relativement courante parmi les paysagistes de l’époque et qui remonte au XVIIe siècle déjà : plusieurs peintres français de l’École française à Rome procédaient ainsi. Mais il y a une différence notable entre le faire dans la campagne romaine et au milieu des glaciers, à 2600m d’altitude.
Plusieurs des études de Wolf nous sont parvenues. Elles permettent de se rendre compte, en les comparant avec le tableau final, que l’essentiel des choix artistiques est fait sur le motif et que l’étude contient déjà l’œuvre finale. Wolf peignait le tableau de retour en atelier en se basant sur son étude à l’huile. Dans certains cas, Wolf retournait sur le site avec le tableau, en se faisant aider d’un porteur, pour y apporter quelques corrections face au motif, notamment de lumière.
Le cabinet Wagner à Berne
Les tableaux étaient exposés à Berne dans la maison de Wagner en alternant les formats vertical et horizontal pour briser toute monotonie. Ils n’étaient pas à vendre mais il était possible de commander au peintre une autre variante, que ce soit à l’huile ou dans un autre medium. Cela explique les quelques cas où deux versions différentes du même tableau nous sont parvenues. Wolf représente également parfois deux fois la même scène, une fois par temps calme et une fois par temps de tempête.
Intérêt géologique
Wolf a également porté un intérêt particulier aux grottes et en a représenté plusieurs, que ce soit dans les Alpes ou dans le Jura. Le pont est également un motif récurrent dans l’œuvre de Caspar Wolf. Le point de vue est souvent situé proche de l’une des bases du pont, ce dernier « encadrant » le paysage, une habitude qui rappelle les gravures de l’Italien Piranèse. Les chutes d’eau est un autre motif récurrent dans l’œuvre alpine de Wolf. Parmi celles-ci, la Staubbachfall à Lauterbrunnen, qui était déjà une grande attraction au XVIIIe siècle : Goethe par exemple en parle lors de ses voyages en Suisse.
Esthétique de Caspar Wolf
Wolf modifie toujours légèrement le paysage : il accentue la hauteur des montagnes, comprime le paysage dans la largeur, rapproche les montagnes. Malgré toutes ces modifications, il est toujours aisé de reconnaître le paysage. Les tableaux de Wolf peuvent même être utilisés à des fins de recherche scientifique, notamment pour connaître l’état des glaciers dans les années 1770. Wolf se représente souvent lui-même en train de peindre dans ses tableaux. C’est un moyen de bien insister sur le fait qu’il s’est bel et bien rendu sur le site et que par conséquent, le tableau que le spectateur est en train de regarder est fidèle à la réalité. Ces figures dans le paysage sont également un moyen d’y introduire le spectateur et de donner une idée de l’échelle. Certains tableaux sont pourtant de purs paysages. Les tableaux de Wolf s’inscrivent dans l’esthétique du sublime, ce sentiment de délicieuse horreur provoquée par la conscience du danger et de l’immensité de la nature. Le tableau du pont du Diable est emblématique : quelques hommes passent sur un pont qui semble bien chétif face à l’impétuosité de la Reuss et dans ce décor particulièrement aride et hostile.
Une exposition à Paris
Les Vues Remarquables sont rééditées entre 1780 et 1782 à Paris. C’est le graveur français Janinet qui s’occupe des gravures, des impressions quadrichromes (les gravures de la première édition sont coloriées à la main à l’aquarelle), technique dont Janinet était un maître et qui a justifié le voyage à Paris. Wolf et Wagner en profitent pour exposer les tableaux. Mais ce fut un échec, le public parisien boudant l’exposition. Pour éviter un fiasco, Joseph Vernet, peintre de paysage de première importance auprès duquel Wolf s’était formé dans sa jeunesse, achète cinq œuvres. L’exposition parisienne révèle à quel point la peinture de Wolf était novatrice pour l’époque, surtout pour le public des villes.
Postérité de Caspar Wolf
Les tableaux de Wolf sont oubliés dans un château en Hollande à la fin du XVIIIe siècle déjà et ils ne seront redécouverts que dans la première moitié du XXe siècle par l’historien de l’art suisse Willy Raeber. Plusieurs expositions ont été consacrées à ce peintre désormais considéré comme l’un des premiers peintres de montagne, mais également comme l’un des précurseurs du romantisme. Grâce aux gravures, Wolf n’était toutefois pas totalement tombé dans l’oubli.