La vie de John Ruskin (1819-1900), écrivain, poète, critique d’art et peintre britannique est étroitement liée aux Alpes
Grand voyageur s’étant rendu à de nombreuses reprises sur le continent et plus particulièrement en Suisse et en Italie, il aperçoit les Alpes pour la première fois depuis Schaffhouse, lors de son premier voyage en Suisse en 1833, alors qu’il a 14 ans. C’est tout de suite une révélation. L’amour de la montagne ne le quittera plus jamais et, plus que nulle part ailleurs, c’est en montagne que Ruskin se sent réellement à la maison, comme il l’écrit le 24 juillet 1845 en arrivant à Macugnaga, au pied du mont Rose, après plusieurs semaines passées en Italie.
Ruskin et Turner, Ruskin artiste
Son amour des Alpes vient en partie de sa grande admiration pour Joseph Mallord William Turner (1775-1856), l’un des plus grands peintres britanniques. Turner s’est lui aussi rendu à plusieurs reprises en Suisse, pays qu’il admirait beaucoup, notamment pour ses montagnes, et dont il a tiré plusieurs tableaux. L’origine de Modern Painters, l’un des écrits les plus connus de Ruskin, tire son origine dans sa volonté de prendre la défense de son peintre favori suite à des critiques. Ruskin met même ses pas dans ceux du peintre pour mieux comprendre Turner et son art et se rend à plusieurs reprises sur des sites qu’il a visités, afin de se rendre compte de visu des modifications apportées par Turner au paysage dans ses œuvres.
L’exemple le plus connu est celui du col du Faido, que Ruskin développe dans le quatrième volume de Modern Painters. Ruskin admirait tellement Turner qu’il cherchait à l’imiter et n’était pas satisfait de son œuvre si elle ne ressemblait pas à une aquarelle de Turner. Comme de nombreux artistes anglais amateurs de son époque, Ruskin ne peignait qu’à l’aquarelle ou au lavis, jamais à l’huile.
Ruskin photographie les Alpes
Ruskin ne se contentait pas de peindre et dessiner les Alpes, il les a aussi photographiées
Il fût en fait l’un des premiers à le faire, au moyen du daguerréotype, qu’il découvre en 1845 lors d’un séjour à Venise. Ruskin affirme même dans Deucalion, une autobiographie, avoir été le premier à prendre une photographie du Cervin, ou même de toute montagne suisse, le 8 août 1849. La photo a été prise depuis les bords du Riffelsee, un endroit qui était alors déjà relativement à la mode, semble-t-il quelques heures seulement avant que Gustave Dardel ne photographie le Cervin depuis le glacier de saint Théodule. Ruskin et son valet John Hobbs, surnommé George – car c’est en fait lui qui prend les photographies, Ruskin ne touche jamais aux aspects techniques – ont en fait pris de nombreux daguerréotypes dans les Alpes en 1849, surtout à Chamonix, où ils photographient la mer de Glace depuis Montanvert. L’enthousiasme pour la photographie cède la place à une critique hostile et après un voyage en Suisse et au Piémont en 1858, Ruskin ne prendra plus jamais une seule photographie. La plupart des 320 daguerréotypes pris par Ruskin ont été achetés par Ken et Jenny Jacobson, qui en ont tiré un très beau livre : Carrying off the palaces: John Ruskin’s lost daguerreotypes.
L’intérêt géologique pour les Alpes
L’intérêt de Ruskin pour la montagne est aussi géologique, et cela lui vient de sa lecture des Voyages dans les Alpes d’Horace-Bénédict de Saussure (1740-1799), géologue, naturaliste et écrivain genevois. En fait, nombre de ses dessins et de ses daguerréotypes sont de nature géologique, c’est-à-dire qu’ils lui servent à mieux comprendre la forme, la formation et la nature des montagnes. Il a par exemple dessiné à de nombreuses reprises le Cervin, voulant démontrer que la célèbre montagne est en fait moins pentue qu’elle n’en l’air. Ruskin ne comprenait bien que ce qu’il dessinait. La conscience de l’érosion, nouvelle à l’époque, l’amenait à considérer les montagnes comme des ruines, les vestiges d’un état originel perdu, comme les ruines d’une muraille. L’architecte Viollet-le-Duc tentera en 1876 dans une étude de retrouver l’état original du massif du Mont-Blanc.
Chamonix et Venise, les deux destinations préférées de Ruskin
La vie de Ruskin peut en fait se lire comme un balancement entre Chamonix et Venise. Il affirme déjà en 1841 que Chamonix et Venise sont ses « deux destinations sur terre », quand bien même il n’a alors effectué qu’un long séjour à Venise et deux courts séjours à Chamonix. Il retournera à plusieurs reprises dans ces deux villes. Ruskin concevait en effet Chamonix – qu’il considérera toute sa vie se trouver en Suisse – comme la localité alpine par excellence, alors que Venise n’avait pas son pareil dans le monde pour lui.
Derrière cet amour pour Chamonix et Venise, il faut en fait comprendre que la première représente pour Ruskin la beauté de la nature et la seconde, celle de l’art, le critique appréciant particulièrement, outre Turner, l’art vénitien, plus particulièrement Tintoret. Et Ruskin perçoit l’architecture vénitienne à travers le prisme des Alpes : il reconnaît par exemple dans un palais vénitien les courbes de l’aiguille de Blaitière, sommet caractéristique de Chamonix. Cette proximité est notamment due au fait que Ruskin a écrit Modern Painters et The Stones of Venice en même temps.
Critique du tourisme et de l’alpinisme
Cette proximité montagne/architecture se retrouve dans l’une des formules les plus connues – et les plus reprises – du critique anglais, lorsqu’il désigne les montagnes comme les cathédrales de la Terre. S’il remettra en doute sa foi dans les dernières années de sa vie, Ruskin était en effet imprégné de sentiment religieux, ce qui l’amène à avoir une lecture spirituelle et moralisatrice de la société et de l’histoire, mais aussi du paysage et des montagnes. Ruskin critiquait ainsi très vertement l’alpinisme qui se développait à son époque et a eu des mots très durs suite à la fameuse catastrophe de la première ascension du Cervin en 1865. Ruskin portait également un regard très critique sur le tourisme et les développements qu’il induisait, que ce soit le train, les hôtels ou tout simplement l’afflux des voyageurs.
Ruskin et le changement climatique
Mais si Ruskin s’est détourné des montagnes dans les dernières années de sa vie, au point de ne pas se rendre à Chamonix en 1882, ce ne fut pas à cause du tourisme. S’il est mort en 1900, Ruskin a pu voir les premiers effets du réchauffement climatique en montagne. Et comme il l’écrit lui-même dans une lettre en 1879, il s’est senti trahi par les glaciers qui commençaient à fondre. Le choc a en effet dû être fort pour lui qui considérait les Alpes et surtout Chamonix comme un havre de paix hors du temps. Plus d’un siècle après sa mort, la fonte des glaciers et le tourisme dans les Alpes n’ont jamais été aussi importants.